« Tout corps plongé dans la lutte déplace les consciences »

archimedeDepuis le 3 mars, une bonne centaine d’étudiant.es de l’université de Lille 1 a décidé de refuser le triptyque inéluctable études-chômage-travail précaire. Au moment où nous les rencontrons, les étudiant.es préparent leur ultime résistance face à une évacuation imminente. Mais l'amphi Archimède, point central de la lutte, se projette déjà bien au-delà. Retour sur deux mois intenses d’une mobilisation multiforme et formatrice.
 
 

Tout commence à la Maison des étudiants (MDE), début mars : des réunions s'organisent entre potes, militant.es et étudiant.es curieux.ses de s'informer sur la loi travail. Rapidement, l'espace de discussion s'avère trop étroit pour accueillir tout le monde et les créneaux horaires trop courts pour plonger au fond des choses. Le 23 mars, c'est décidé : l’amphithéâtre Archimède sera investi jour et nuit. Lieu emblématique des luttes étudiantes, il a entre autres avantages d'offrir une sortie de secours sur l'arrière...
 
Archimède, surface de révolution au milieu du désert
 
L'université de Lille 1 est particulièrement morne et éclatée. Un campus immense, organisé autour des deux stations de métro et coincé entre l’autoroute, les zones logistiques et le parc de la Haute Borne. Les bâtiments sont sectorisés par discipline. La MDE, seul lieu de sociabilité, est peu investie. Géré par l'université, ce « lieu central de la vie étudiante sur le campus de Lille 1 » (sic) ressemble plus à une vitrine de la démocratie universitaire telle qu'elle s'est instaurée depuis la LRU1 : opaque, excluant de sa gestion les étudiants eux-mêmes. À l'instar d'autres universités construites à la même époque (Nanterre, Grenoble, Bordeaux, etc.), la localisation du vaste campus éloigne les étudiants du centre-ville, tandis que son organisation interne limite les regroupements en éparpillant les lieux de cours. Les étudiant.es en ont bien conscience : « Tout est fait pour qu’on ne se croise pas », l'information circule mal. Résultat, les gens viennent avant tout pour décrocher leur diplôme et s’en vont. Certain.es affirment ainsi s'être « fait chier à la fac jusqu'au mouvement ». Alors quand viennent les premières mobilisations, l'isolement est rompu et les rencontres foisonnent : « Nous étions dans le même Master 1. Il a fallu l'occupation pour qu'on s'en rende compte et qu'on se parle », confessent deux étudiant.es.
 
L’organisation de la lutte au quotidien, l’émancipation, c’est classe !
 
En 2004 lors des mobilisations contre le LMD2, Lille 3 et son « aéroport »3 centralisaient la contestation étudiante, quand Lille 1 se bougeait plus difficilement. Aujourd'hui, c'est Archimède qui concentre les forces estudiantines lilloises, mais aussi des travailleurs et collectifs en lutte.
Les premières semaines, l’amphi conjugue les usages : tour à tour dortoir, lieu de réunion et d’assemblée générale, cantine, espace de convergence des autres collectifs et salle de projection. Au milieu de cette effervescence enthousiaste, la vie quotidienne n'est pas facile à gérer, la fatigue s'installe très vite : « Beaucoup n'arrivaient pas à dormir à cause de la lumière, du bruit ». L'organisation, qui se veut horizontale et égalitaire, est compliquée. Les pôles de réflexion et d'actions se multiplient, pas toujours efficaces.
Les étudiant.es rencontré.es rappellent aussi une réalité terre-à-terre et malheureusement peu prise en compte au début des mouvements sociaux : « Tu luttes et tu manges, donc tu dois aussi faire ta vaisselle ! ». De fait, questionner les situations de domination passe aussi par la remise en cause de la répartition des tâches, notamment entre hommes et femmes. Même s’illes reconnaissent que cet objectif est loin d’être atteint, « sensibiliser à l'organisation est aussi une forme d'éducation populaire ».
Cet autre travail, moins visible mais tout aussi central, n'est pas évident. Comme l'évoque l’un d’entre eux, « on n’est pas des anges ! ». Comment faire pour ne pas reproduire dans le mouvement des situations de domination vécues dans le quotidien ordinaire ? Tenir un lieu demande un lourd investissement, où les activités gratifiantes (organiser les manifs, les AG et les diverses actions) ne peuvent se faire sans une logistique « de base », sans doute moins valorisante.
Pendant les vacances, les occupant.es rentrent par la fenêtre dans des salles de TD, démontent les gonds. « On s'est rendu compte que si l'administration ne nous donnait rien, en revanche, on nous laissait occuper les salles sans problème ». Les conditions s'améliorent, d’autant que contrairement à la direction, le personnel de la fac se montre bienveillant : « Les premiers jours, la sécurité est venue nous voir. Ils se sont contentés de nous laisser un numéro en cas de problème ».
Cet apprentissage, entre quotidienneté et débats de fond, se poursuit de semaine en semaine.
 
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Un noyau du soutien et d’impulsion des actions alentour
 
Au début de l'occupation, l'action des étudiant.es mobilisé.es se concentre essentiellement vers les autres étudiant.es de la fac pour intégrer de nouvelles volontés, élargir le mouvement. « On faisait un gros effort de communication et de discussion auprès des étudiant.es du campus. On venait avec des crêpes ou du café pour engager le dialogue. Mais on faisait face à l'indifférence, voire au mépris. Finalement, on s'est rendu compte que cette énergie pouvait être dépensée ailleurs ».
Progressivement, un aller-retour permanent s'instaure entre Archimède et les autres collectifs mobilisés et extérieurs à l'université. Les projections de films sont un bon moyen de faire venir les gens de toute part et d'engager la discussion. De fait, les possibilités de ce lieu sont vastes. En tant que base arrière de la lutte, il devient à la fois lieu de stockage du matériel et de rendez-vous pour toutes et tous. Des intermittents au collectif des précaires de l’enseignement supérieur (ESR) en passant par les Goodyear et les camarades de la bouquinerie l’Insoumise, la liste des collectifs qui se retrouvent dans ce lieu est longue. Au fur et à mesure, les liens se tissent, les identités politiques et les argumentaires se croisent et s’affirment. La rencontre avec les autres collectifs crée des affinités et des solidarités nouvelles. Les étudiant.es sortent de leur amphi pour tracter la nuit auprès des travailleur.ses, soutenir les actions des interluttants, apporter un renfort aux blocages. Désormais identifié.es à leur lieu d’occupation, les occupant.es d’Archimède filent un précieux coup de main à ces actions : illes sont nombreu.ses, déterminé.es et présent.es partout.
 
« Fini le gentil étudiant en manif »
 
De la fac au centre-ville de Lille en passant par le dépôt de Douchy-les-Mines, les occupant.es d'Archimède sortent de leur zone de confort pour occuper des terrains d'action qu'illes ne maîtrisent pas toujours. Les « bébés militants », comme certain.es se désignent eux-mêmes n'hésitent plus à prendre la parole en public, se prennent en main pour organiser les manifs, soutenir le lancement de Nuit debout. Illes ont appris à parler à la radio, à synthétiser des compte-rendus d’AG, à organiser des actions efficaces.
Pour certain.es, ce mouvement signifie aussi la découverte des joyeusetés de l'affrontement, notamment ces violences policières. La première confrontation survient lors de la manif du 20 avril qui s'est terminée par l'intrusion brutale de la police dans le local de la CNT. Puis c'est le virage autoritaire du 12 mai qui marquera les consciences et suscitera l'incompréhension. L'un d'entre eux raconte : « On a vu des étudiants non violents revenir de manifs dégoûtés, en pleurs et la rage au ventre ».
Certes, ces stratégies pour casser le mouvement suscitent de la peur, mais elles solidarisent et renforcent la légitimité du combat contre un pouvoir qui les méprise. Cette confrontation aux violences fait changer les opinions. Dans ce mouvement qui dure et subit la répression, les occupant.es se rendent compte « que le nombre est finalement moins important que la pertinence de l'action ». On a beau être plusieurs centaines de milliers de personnes dans la rue, les choses ne changeront pas si on n'inscrit pas la lutte sur le terrain de l'action concrète.
 
Vers l'expulsion et au-delà
 
Quoi qu'il en soit, la machine est lancée et rien ne pourra les faire rentrer dans le rang. Car si l'occupation de l'amphi a bénéficié d'un contexte institutionnel étrangement favorable, l'expulsion imminente du lieu témoigne d'un changement de ton de la part de la présidence de l'université. En effet, ces derniers mois, les édiles de la fac sont en pleine campagne pour élire le nouveau président de l'université, le 27 mai. « En pleine tourmente électorale, il y avait une question d'image. Ils n'allaient pas nous dégager violemment. Contrairement à Lille 3, nous avons eu deux mois pour nous ».
C’est que, vu les enjeux, il faut jouer la gagne : la prochaine personne élue à la présidence devra mettre en place le projet de fusion des universités (Lille 1, Lille 2 et Lille 3). Ça joue des coudes, et bien entendu, les étudiants sont une cible parmi d’autres à séduire pour la nouvelle présidence4. Aussi, quand ces derniers votent l’occupation de l’amphi, l'équipe d'opposition représentée par Jean Christophe Camart se fait complaisante et tolère ce coup de force par la voix de son premier vice-président Nicolas Postel... Mais seulement jusqu’au scrutin : sans même attendre les résultats d'une élection gagnée d'avance, la main de fer sort de son gant électoral et la nouvelle présidence sonne la fin de la parenthèse bienveillante : le 3 juin, l'amphi devra être évacué. Grand prince, Jean Christophe Camart met les étudiant.es face à deux options. Soit ils quittent les lieux d'eux-mêmes, soit les forces de l'ordre (s'en) chargeront.
Mais ces pressions ne sont que fumée face à ce qui est déjà là. Car au-delà de la découverte de la vie militante, ce mouvement aura été pour ces étudiant.es en lutte un apprentissage important qui restera bien au-delà de toutes les expulsions. Les Archimèdes n’ont cessé de le répéter : si on refuse la loi El Khomri et son monde, alors il faut aussi refuser la logique d’efficacité et de productivité, revoir la répartition des tâches et le rôle de chacun.e dans nos groupes et notre société, trouver des consensus. L’occupation est aussi l’occasion de « prendre le temps de faire les choses bien », selon une temporalité choisie qui permet de déconstruire pas mal de choses. 10 ans après le CPE, les réseaux sont reconsolidés, les solidarités, pratiques et modes d’action renouvelés. Et les idées coulent à flot : journal d'infos locales, université d'été et populaire, projections, appui aux ZAD, etc.
Quelle que soit sa masse, Archimède ne coulera pas !
 
 
Tom Pastiche, Mutines
 
 
1. Loi relative aux libertés et responsabilités des universités, présentée en 2007 par Valérie Pécresse alors ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche. Cette loi acte l’autonomie budgétaire des universités et réorganise la structure des organes représentatifs en leur sein. Notamment, elle concentre énormément de pouvoir entre les mains des président.es d’université.
2. Réforme instaurant une équivalence européenne des diplômes selon le schéma licence master doctorat qui avait suscité une vaste mobilisation dans les universités en France en 2003.
3. « L'aéroport » était le nom donné à un espace libre de la fac de Lille 3. Ce vaste hall aux chaises éparpillées bénéficiait d'un certain laxisme de la part de la fac, ce qui en faisait le lieu idéal de squat, rencontres et occupations. Il est aujourd'hui vidé de toute vie étudiante.
4. Les représentants des étudiant.es représentent 1/6e des voix lors des élections de la présidence.