Mutuelle des fraudeurs, ensemble créons des liens

allezaimeretrelibre 1La Mutuelle des fraudeurs de Lille est un collectif qui prône la gratuité des transports en commun  pour tous.tes. Suite à l'attaque en justice par Transpole en mai dernier, on aurait pu la croire morte et enterrée. Il n'en est rien ! La Mutuelle est bien vivante, et encore plus déterminée. Entre un projet de livre, et une coordination unitaire pour la gratuité des transports, le collectif ne lâche rien. Rencontre avec quelques un.es de ses membres.

Pouvez-vous nous présenter la Mutuelle des Fraudeurs de Lille ?  

La mutuelle existe depuis cinq ans, précisément depuis septembre 2009. Elle fait suite à un contexte particulier, le mouvement « Ne plus payer » en Grèce. Suite à la crise de 2008, des Grecs, regroupés en collectif, décident de ne plus payer les impôts, les factures d'électricité, le loyer, ainsi que les transports. Au même moment, un appel a été lancé qui invitait à multiplier les mutuelles des fraudeurs partout. Notre création s'inscrit donc dans un propos plus large que la seule question des transports.
Le but initial est de ne pas payer les transports en commun et d'en revendiquer la gratuité.  C'est un collectif d'entraide, mais pas seulement. On veut dénoncer la politique inégalitaire des transports en commun à Lille, et rendre visible tout ce système d'exploitation. Le développement du capitalisme passe largement par les transports, et aussi ceux en commun.

Comment fonctionne le collectif ?

C'est un fonctionnement horizontal, sans chef ni hiérarchie. Le collectif se réunit une fois par mois. Si des membres ont des amendes, on les rembourse grâce à notre caisse collective où chacun.e cotise. Les réunions sont l'occasion de parler du collectif, monter des projets comme le livre qui va bientôt sortir, et aussi parler des actualités sur Transpole. Où en est la répression, l'installation des portiques, etc. Des personnes se proposent pour faire la trésorerie, être secrétaire durant les réunions, gérer la boite mail, et aussi envoyer des SMS pour se prévenir des contrôles. D'ailleurs, se prévenir des contrôles deviendra peut-être illégal si la proposition de loi du député Gilles Savary est adoptée.

Êtes-vous en lien avec d'autres Mutuelles ? En France ou ailleurs ?

On a des contacts avec celles de Paris, Rennes,Bordeaux mais aussi en Belgique et en Allemagne. La plupart du temps, c'est pour échanger des infos ou demander des conseils pour créer des mutuelles, mais c'est aussi du soutien, comme lors de notre procès.
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Vous êtes passé.es au tribunal en mai dernier, vous pouvez revenir là-dessus ?

Nous étions accusé.es de délit de presse pour notre blog qui, soi-disant, incitait à la fraude1. Il y avait prescription pour le délit dont on nous accusait, nous avons été relaxé.es. En principe, les biens confisqués auraient dû nous être rendus. Mais le juge a décidé que tout ce qui était tracts, archives, et argent perquisitionnés seraient conservés. Ils nous ont rendu les ordinateurs personnels, mais pas le reste. On a donc fait appel. Pas sur la décision, puisqu'elle est acquise, mais sur le rendu des biens. La fin du procès était vraiment bizarre. Le juge nous a demandé : « Mais vous comptez pas faire la même chose avec la SNCF ? ». Ça sentait la crainte du « vous n'allez pas aller jusque-là quand même ? »

La justice a quand même cherché à vous atteindre...

Nous avons clairement vu un avant et un après la perquisition de mars 2014. Avant, nous étions très nombreux, pas loin de 110. Après la perquisition, ça s'est cassé la gueule. Du jour au lendemain, on s'est retrouvé quasiment tout seul. La pression a eu son effet, et c'était ce qui était recherché : faire peur. Actuellement, nous sommes une vingtaine de membres, mais ce ne sont pas les mêmes personnes. Ce sont plutôt des gens qui ont envie de se bouger politiquement, qui sont plus investis.

Au-delà de l'entraide, quels sont les objectifs politiques de la Mutuelle ?

Le transport est un besoin. D'un point de vue social et écologique, ça devrait être gratuit. On prend les transports d'abord pour aller bosser, et la part des entreprises dans la prise en charge du transport diminue de plus en plus. On reporte progressivement son coût sur les « client.es ».
De notre côté, on cherche à porter une autre manière de voir les choses. Essayer d'être une contre-voix. Dans le livre, on va décortiquer tout le vocabulaire employé par les médias dominants par exemple. Ils associent tout le temps le sentiment d'insécurité avec la fraude. Un de nos objectifs est de contrer cette propagande. Dès l'origine, on a participé au collectif anti-RFID, qui luttait contre l'arrivée du puçage sur la région. Un projet de Lille Métropole était de créer une unique carte de vie quotidienne qui vaudrait pour les transports, les soins, la bibliothèque, la piscine etc. de toute la métropole. Mais le projet ne se limite pour l'instant qu'aux transports en commun. C'était assez intense, on allait ensemble perturber les réunions sur les RFID, les nano-technologies. On distribuait des tracts, on organisait des conférences de presse.

Transpole n'aime pas votre collectif. Est-ce que votre action, avec des moyens assez simples, est-elle si efficace que l'entreprise a eu peur de l'ampleur que prenait la Mutuelle ?

La fraude est un moyen, pas une fin. On considère que les transports sont chers et que beaucoup de gens n'en ont pas les moyens. On fraude parce qu'on ne veut pas cautionner tout ce système de surveillance, de contrôle et d'exclusion sociale. Transpole est à perte, et le capital cherche à être rentable, à se régénérer. C'est comme ça que le capitalisme se restructure tout le temps. Ils créent un sentiment de peur généralisée. Avant même la décision de justice, plein d'articles s'écrivaient sur le mode du : « ça y est, on les a eus ». Transpole ne vise pas les délinquants, mais veut créer un bouc émissaire pour faire rentrer tout le monde dans le moule.
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Durant votre procès, vous avez parlé d'une chasse aux pauvres...

Sur une de nos banderoles on peut lire : « Avec Transpole, reste pauvre et ferme ta gueule ». Quelques mois avant notre procès, au même tribunal, sept personnes étaient convoquées pour "délit d'habitude"2 : elles avaient cumulé plus de dix amendes impayées en moins d'un an. Des gens en grande précarité poursuivis par Tranpole ou la SNCF : des handicapés à 80%, des personnes sous curatelle. En plus de devoir payer une forte amende, deux personnes sont allées en prison quand même ! Ce n'est que le deuxième procès que l'on connaît pour ce chef d'accusation. Lors du premier, la personne avait été relaxée. La loi va être modifiée prochainement pour faire tomber la sanction non plus à partir de dix, mais de cinq amendes impayées.
À la suite de l'attaque dans le Thalys, la fraude, la délinquance et le terrorisme ont été mis dans le même panier. La proposition de loi portée par Gilles Savary, député PS en Gironde, et soutenue par Bernard Cazeneuve, ministre de l'Intérieur, comprend, entre autres, l'armement des agents de sûreté de la SNCF, le contrôle des titres de transport par la police, des agents SNCF en civil autorisé.es à fouiller les bagages et à faire des palpations.

Vous pourriez nous en dire plus sur le fonctionnement de Transpole et de sa maison mère, Keolis ?

Au départ, le réseau est géré par une régie publique. Avec l'Europe, il faut privatiser tous les services publics, et que les mairies ne gèrent plus rien elles-mêmes. La métropole ouvre le marché et fait un appel d'offre. Ça donne TCC, une société anonyme créée en 1989, fusion des deux entreprises de transport en commun de l'agglomération lilloise : Comeli pour le métro et Cotrali pour le tramway et les transports de bus. En 1994, elle prend le nom de Transpole sous contrainte de la LMCU (Lille Métropole Communauté Urbaine). Soudainement, on est passé d'une logique en termes d'« usagers » à une autre, pensant en termes de « clients ». C'est la société privée Keolis, filiale de la SNCF, qui gère désormais Transpole.

S'il s'agit d'une délégation de service public, ça signifie que cette société touche des subventions.

La vente des tickets ne représente que 17% de son budget. Le reste est financé à 45% par le Conseil régional, la MEL (ex-LMCU) à 29% et le Département à 1%. En gros, 75% de leurs revenus viennent des subventions. Transpole ne fait pas de profit : au contraire, elle est à perte sur le métro et le tram à Lille, mais gagne de l'argent avec les bus de transports scolaires en campagne. Elle pert des thunes notamment parce que la direction a fait de mauvais choix. La carte Pass-Pass a coûté une fortune. Le V-Lille ne rapporte pas d'argent et son utilité est assez discutable. Si on ajoute une mauvaise gestion du personnel qui entraîne des grèves régulières1, une billetterie qui fait que la soi-disant « fraude » est en fait due à leurs bornes défectueuses, Transpole n'est même pas une entreprise rentable.

Mais alors pourquoi la carte Pass-Pass a-t-elle été mise en place ?

L'installation du système a coûté 28 millions d'euros, mais c'est le Conseil régional qui a forcé la main. C'était compliqué pour lui de savoir où donner les subventions. Étaient-ce pour Lille, Villeneuve d'Ascq, les villes autour... ? Qui avait le plus de trafic ? Ils voulaient savoir quel trajet faisaient les clients. Eric Quiquet, ancien vice-président Verts aux transports de la MEL, a bien aidé dans ce sens. Avec ce système, les financeurs peuvent connaître où iront les prochaines subventions. C'est l'excuse principale fournie. Et puis développer ça à Lille, c'est une façade, un test grandeur nature. Shangaï est maintenant équipé du même système. En Chine, tout est RFID, y compris les cartes d'identité. Martine Aubry est la représentante spéciale pour les relations économiques avec la Chine. C'est ça le futur : au lieu de mettre en place les transports gratuits pour des raisons écologiques, ils mettent en place une société de contrôle... et pour les « mêmes raisons ».
 
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Transpole communique sur le fait que les fraudeurs sont responsables de la dégradation du service et de la hausse des tarifs.

Plusieurs articles de la Voix du Nord y font références. « Frauder c'est moche et ça se voit ». Le taux de pourcentage varie, de 12 à 20%, c'est selon. Transpole a récemment amalgamé la fraude dans la catégorie « délinquances », afin de monter le pourcentage artificiellement. Pour eux, l'enjeu c'est de faire passer le message selon lequel « on a perdu le contrôle, donc il faut qu'on reprenne ce contrôle ». Un indice ? Ils veulent mettre en place des caméras intelligentes pour surveiller les flux, contrôler la masse et repérer les « délinquants ». Et puis leur projet d'installation de portiques dans sept stations du métro estimé à dix millions d'euros, alors là c'est sûr que ça grève leur budget !

Depuis la mise en place de la carte Pass-Pass, Transpole développe-t-elle un fichage de masse ?

En principe, la société est censée détruire les données des fraudeurs au bout d'une année, et les caméras de surveillance toutes les 48h. Pourtant, l'an dernier, un fraudeur a été jugé au tribunal de Lille. L'avocate de Transpole a sorti un fichier montrant que celui-ci fraudait depuis plusieurs années. Le juge a bondi et lui a rétorqué que posséder un tel fichier était illégal. On ne sait pas ce qu'ils font de ces données. Elles sont censées être secrètes, mais la moindre personne qui a un contrat de travail d'une journée à Transpole accède à ton nom-prénom, où tu as bipé, la dernière fois que t'as pris le métro etc.

Vous pouvez nous parler du livre que vous allez sortir ?

On profite de fêter les six ans de la Mutuelle pour revenir sur l'historique, tout ce qu'on a pu faire et aller plus loin dans la réflexion autour des transports. On reviendra aussi sur ce qui a été écrit par d'autres collectifs, notamment Les Sans Ticket de Bruxelles. Le livre va synthétiser toutes les réflexions qu'on a eues et les partager avec tout le monde. On en profitera pour décortiquer la manière dont la presse parle de la fraude, et pour revenir aussi sur le fait que la gratuité c'est possible – chiffres à l'appui3.

Récemment, la Mutuelle a appelé à des alliances. Pouvez-vous nous parler de cette coordination qui va vers le même but : lutter contre la fin de la gratuité pour les précaires ?

C'est tout l'enjeu de la réunion que nous avons eue dernièrement. Avec ce constat : « on est plus fort à plusieurs ». Plusieurs groupes ont les mêmes envies que nous, au moins sur ce point. Notamment ATTAC, Sud-Étudiant, les Jeunes Écolos, les Jeunes Communistes, La Brique... On aura plus de poids pour montrer qu'il n'y a pas que la mutuelle des fraudeurs qui prône la gratuité. Ça va au-delà de notre cercle. On était présent-es dès 2010 dans les luttes pour les retraites. On faisait des actions ensemble entre syndiqués et non-syndiqués. Si les personnes sont sur une ligne émancipatrice, nous pouvons nous allier.

La MEL a décidé que les transports en commun seraient payants pour tous au 1er janvier 2016.

Tout augmente, même pour ceux qui payaient plein pot leur trajet. D'une gratuité déjà très restrictive pour les plus démunis (certains chômeurs, retraités, déficients visuels...), tout le monde va devoir raquer. Les « acquis sociaux » ont disparu en dix ans. On peut se dire : « ça ne passe qu'à 7€, ce n'est pas beaucoup ». Le problème est que cette fin de la gratuité partielle est une forte charge contre la gratuité pour toutes et tous. La MEL dans son ensemble considère que se déplacer n'est pas un besoin essentiel. Si tu n'as pas les moyens, si tu cherches un boulot, tu te démerdes. Comme si se déplacer devait se mériter.
Vous pouvez rejoindre la mutuelle des fraudeurs tous les premiers jeudis de chaque mois à 19h à l'Insoumise.
 
A/F, Jacques Té
 
1. « La chasse est ouverte », La Brique N°44, juin 2015.
2. « Fraude : Transpole et la SNCF mènent la guerre aux pauvres », La Brique. décembre 2014.
3. Lire page 7 de ce numéro.
 
 
En 2014, le chiffre d'affaire de la multinationale Keolis est estimé à cinq milliards d'euros répartis à 54% en France, 19% au Royaume-Uni, 19% en Europe et 5% en Australie/Nouvelle-Zélande. Cette société est cotée au CAC40, elle a donc des actionnaires. Kéolis a engrangé plus de 280 millions d'euros de bénéfices l'an dernier. Ce qu'il y a de troublant, c'est que 70% de cette société appartiennent à la SNCF, et le reste à la Caisse de dépôt et placement du Québec. Si on scrute les actionnaires de la SNCF, on retrouve l’État français à 51%.

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