L'écriture comme supplément d'arme

langages differents 1Pour les membres de la Jonction, S. El Ayachi et J. Cormont, l’écriture est un outil d'expression à la fois libérateur et critique. Mais elle ne l'a pas toujours été. Enfants de la périphérie ou de l’ailleurs, ils ont grandi dans des milieux tenus à distance de l'écrit et du savoir scolaires, chasse gardées des classes dominantes. Chacun-e à leur manière, ils court-circuitent la monopolisation de l'espace public par la parole et la pensée des « héritiers ». Portraits à gros traits de ces pratiquants hétérodoxes de la lecture-écriture.

L'idée que « la culture des pauvres serait pauvre en culture » a la peau dure. Incrustée dans l'imaginaire collectif, elle rejaillit sur l'image qu'enfants et parents (dont la langue maternelle n'est pas le français ou sortis précocement du système scolaire) peuvent se faire de leur légitimité à lire et écrire. Pour Samira El Ayachi, « il y a comme un complexe de l’écriture ou de la lecture » parmi les femmes qui fréquentent ses rencontres littéraires. Cette fille de mineur marocain a d'autant plus à coeur de déconstruire ce stéréotype qu'il l'a longtemps accompagnée: « Moi-même j'ai ressenti ce complexe au cours de mes études. C 'est peut-être lié à une légende de la France comme pays de la littérature. Comment tu veux te situer par rapport à ça quand tu dis vouloir écrire et que tu entends depuis longtemps que tu as des parents analphabètes ? ». De son côté, Jessy Cormont fait partie de la première génération de sa lignée à obtenir le bac : « sociologue, c'est mon titre de noblesse aujourd'hui ; mais je ne suis pas un héritier. ]e suis d'une famille de mineurs du côté de mon père et de prolos individualisés du côté de ma mère ». Le récit de son expérience scolaire illustre le constat sans appel de la violence qui s'exerce sur les enfants de parents peu ou pas diplômés : « Depuis tout petit l'école, les bouquins, c'est de l'humiliation. ]'étais pas bien en fait, c'était très violent. C'était :  "je n'ai pas de culture, je ne connais rien, je ne comprends rien, je ne sais pas écrire, je ne sais pas lire, je n"arrive pas à lire quand on me voit lire” ».

Imposition de langage, imposition de sens

La manière dont l'école utilise le langage continue d'être le point de référence à partir duquel sont perçus les « retards » ou « handicaps » culturels. La sentence prononcée par l'institution scolaire a des effets qui se prolongent en dehors de ses murs : suscitant des formes d'autocensure, son intériorisation conduit à s'interdire le droit d'expression publique. Samira montre dans quels termes il est « littéralement » possible de s'opposer à cet arbitraire. « Ce sont des langues invisibles, ceux qui les parlent sont dépossédés d'un savoir dire, d'un savoir écrire. D'un savoir poésie. Emmurés dans leurs langues, ces mères et ces pères en sont aussi les gardiens ». Et lorsqu'elle évoque son vécu personnel, elle ajoute : « c'était comme si j'avais été coupée d'une partie de moi-même. En grandissant, j'ai fait le travail d'aller découvrir les littératures du monde arabe, celles du Maghreb, la poésie. ]e me suis rendue compte que le regard porté sur les gens de la première génération est une vraie violence. Il y a vraiment un déni de leur intellectualité ». Sur le champ de bataille du langage, les manières de parler qui s'affrontent sont aussi des luttes entre différentes manières de dire le monde et d'y définir sa place...

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Prises de conscience et débuts d'émancipation par la lecture

Les langages qui émanent des cultures du centre et d'ici radicalisent la différence de tout ce qui ne leur ressemble pas. Pour ]essy Cormont, exclusion et auto-exclusion se répondent mutuellement: « petit, j'ai du rejet pour toutes les formes de livres, pour les gens qui lisent ou qui nous disent de lire ». Tous s'accordent à dire qu'une certaine tension traverse le rapport à l'écrit scolaire des enfants issus de milieux populaires, qui renvoie « à la fois un attrait et à la fois un rejet, un mixte de fascination et d'appréhension », détaille Samira El Ayachi.

Paradoxalement, c'est aussi la rencontre avec des savoirs diffusés par l'école qui a provoqué chez certains un électrochoc déterminant pour la suite de leur parcours militant. Jessy se souvient: « je bouge quand je découvre la sociologie de Pierre Bourdieu. Au lycée, un prof' nous explique les inégalités de réussite scolaire non pas par l'intelligence, le mérite et le travail personnels, mais bien par des questions de reproduction de codes de classe. "Pardon?! il y a des cultures et des savoirs de classe ?!" Et là ça fait bien écho: ben ouais après tout dans ma famille, on sait plein de choses. Et là je me rends compte que ce n'est pas le savoir qui me rebute, mais c'est le savoir et la culture des bourgeois. » Le passage de l'écriture de soi ou pour soi à l'écriture publique est un autre cap. Pour Samira, il intervient en 2006 : « Ce n'était pas longtemps après les émeutes de 2005, avec un contexte complètement désenchanté. Et je me disais : 'Est-ce que la crise que l'Europe et le monde sont en train de traverser n'est pas une crise de l'imaginaire ?' Parce qu'il n'y a plus grand chose à rêver en fait. je pense que la vie rêvée de Mademoiselle S. est née de ce cri ».

Partisans d'un langage vivant, collectif et pluriel

Enfants devenus grands, ils manient les mots à leur manière, partisans d'un langage en mouvement. Leur verve et leur verbe illustrent leur goût pour l'irrévérence grammaticale, les contournements syntaxiques, le détournement lexical. Mélanges d'idiomes, de patois ou d'accents, leurs écritures se font l'écho des multiples chaudrons culturels qui les ont engendré. Cette diversité de langages dans la classe est à son image : s'y juxtaposent une multitude d'univers culturels, rassemblant des pratiques expressives à la fois communes et originales. Et ils s'obstinent à ne pas effacer ce pluralisme : pour Samira « tous ces accents sont autant de manières singulières de dire le monde ». Et c'est bien pour cela qu'il faut « rendre à chacun-e sa capacité à être lecteur avec ses propres critères. » Younes, du groupe La Jonction, fait ce rappel salutaire : « il y a plein d'autres écoles que l'école. » La rue, la famille et l'expérience de la vie, partout où l'on apprend en observant et en faisant. Nos interlocuteurs ont en commun d'avoir eu et de conserver aujourd'hui un rapport au langage différent de ceux que l'école valorise.

Langages enracinés dans des cultures populaires donc : ouvrière, immigrée, urbaine, juvénile... La parole vaut ici pour ses dimensions pratique, informelle, spontanée et partagée. Et aussi par sa force d'évocation. Dans leur démarche elle s'anime, se socialise et se démocratise comme l'explique Samira : « L'écriture, la lecture et la littérature, c'est quelque chose qu'on a tous. Puisqu'on est vivant et parlant, on participe tous de la création et de la réinvention du langage. L'écriture, pour moi, c'est un travail solitaire mais pas seulement : ça me plaît de vivre la littérature par les lectures, les performances ou les trucs comme ça. » Ces écritures de la marge bousculent à coup de « points » l'hégémonie des « gens bien nés » sur la création littéraire, musicale et intellectuelle. Â charge des aveugles et des sourds de ce monde de s'aventurer à les lire, et d'écouter, enfin, ce qu'elles nous font entrevoir...

 

NOTE

La Jonction est un groupe de rap lillois formé par YWill, Prince, Saknes et Oprim. Auto-produits, ils ont sorti après plusieurs tape leur premier album en 2013. Plusieurs de leurs membres participent à des ateliers d'écriture, à l’école, dans les MJC et en prison.

]essy Cormont est sociologue, membre du Phare pour l'égalité, créé en 2011. Il a notamment réalisé une enquête populaire sur le langage, co-orchestrée avec l'Association Culture et Liberté. Coauteur de plusieurs ouvrages, notamment du Dictionnaire des dominations, 2012,

Perspectives est une association basée dans le quartier populaire du Faubourg de Béthune, à Lille, et propose diverses activités liées à l'acc0mpagnement scolaire.