Chômeurs à vendre

A la Poste, la SNCF, EDF-GDF et bientôt dans l’Education, la privatisation se fait en douceur, pour éviter la « grogne » sociale. A l’ANPE, la privatisation est « expérimentale ». Depuis 2005, des « lots » de sans-emplois sont envoyés dans des cabinets privés et des boîtes d’intérim à l’appétit vorace. Le nouveau gouvernement entend finir le boulot et renvoyer l’ANPE aux oubliettes.

 

Depuis deux ans, des milliers de chômeurs et chômeuses sont envoyés dans des sociétés privées chargées de faire le boulot de l’ANPE : c’est la loi Borloo sur la « cohésion sociale » votée en janvier 2005 qui a mis fin au monopole de l’agence. Le mois suivant, l’UNEDIC livre 10 000 sans-emplois à des boîtes d’intérim et des cabinets de reclassement privés, dans « un cadre expérimental  » [1]. C’est l’apéritif. Car « l’expérience » s’accélère. En septembre 2006, un appel d’offre est lancé pour sélectionner 17 sociétés. La mission : le suivi de 100 000 demandeurs d’emploi supplémentaires sur deux ans, à partir de janvier 2007. Pas moins de 143 entreprises portent alors candidature pour se partager les 168 millions que l’UNEDIC est prête à débourser. En novembre, elle souhaite en vendre 50 000 de plus au privé, mais décide finalement de patienter un peu [2].

Les mercenaires du chômdu

Dans la première vague, en 2005, on retrouve les « pionniers » du reclassement de salariés licenciés : les cabinets BPI consultants et Altédia. Première activité : conseil en restructuration et management d’entreprise. Comprenez conseil en licenciements collectifs. Deuxième activité : gérer la masse des gens mis à la porte. Au programme : reconversion, mobilité, flexibilité. Leur « expertise » est au service du patronat depuis 20 ans en France. Ces deux mercenaires du plan social ont récemment à leur actif les « restructurations » de Daewoo, Moulinex, Air lib, Alstom, Bata, Marks et Spencer, etc. Mais il y a aussi le spécialiste du « placement », la société Ingeus. Une société australienne qui a accompagné la suppression de l’ANPE maison, pour ensuite exporter son savoir-faire en Angleterre et en Allemagne. On trouve aussi une multinationale de l’intérim, le groupe Adecco (qui a racheté Altédia), ainsi que l’APEC, l’association pour les cadres.

Les dix-sept vautours

Fin 2006, s’ajoutent d’autres boîtes d’intérim, d’autres cabinets de consulting... et deux Chambres de Commerce. Autant se servir soi-même. Pour 2007 et 2008, Ingeus, Altédia et BPI obtiennent un nouveau contrat pour suivre 12 000 sans-emplois, et 10 000 pour Adecco. Puis viennent les intérimaires Vedior Bis (5000) et Creyf’s (4400), ainsi que de nombreux cabinets privés : Sodie (10400) du groupe Alpha, au chiffre d’affaire de 700 millions de francs, A4E (5600), qui n’a jusqu’alors aucune activité en France, ainsi qu’Eurydice, C3 consultants ou Intra conseil. Au final, que des grosses sociétés nationales ou internationales, proches des milieux patronaux, qui ont quasiment toutes présenté le même tarif par tête de chômeur : 3600 euros. De petites structures proposaient pourtant d’en économiser 1000 euros. Mais les associations et les centres de formation ont été exclus d’office.

Sélection des cobayes

A ce prix, que sont supposées faire ces sociétés privés ? Convoquer les sans-emplois toutes les semaines, leur mettre Internet, téléphone et café gratuit à dispo, un peu de formation CV ou simulation d’entretien... et les caser dans un boulot en six mois maximum. Leur paye varie en fonction de la réussite de cette mission [3]. Mais celle-ci est facilitée par la sélection opérée par l’UNEDIC : uniquement des sans-emplois de moins de trois mois et bien indemnisés. Des personnes « proches de l’emploi  » [4]. Pourtant, les personnes désignées n’étaient pas toujours au goût de certains cabinets. Selon Régis Dauxois (FO-ANPE) : « d’après nos collègues de Haute-Normandie, c’est quasiment Ingeus, dans les faits, qui choisit les demandeurs d’emploi. Quand ils ne voulaient pas de certains chômeurs, ils les refusaient  ». C’est donc tout naturellement que l’UNEDIC sort en 2006 une étude-bilan démontrant que le privé affiche un retour à l’emploi supérieur à l’ANPE, pour justifier la poursuite de l’expérimentation. Pourtant, rien n’est moins sûr, mais passons sur la bataille des chiffres [5]. Car dans ces boîtes privées, la pression sur les chômeurs et chômeuses pour accepter un emploi au rabais est forcément plus forte. Ce ne sont plus des travailleurs sociaux mais des diplômés en marketing, en management ou en ressources humaines qui les reçoivent. La plupart ressortent de là avec un CDD voire un contrat intérimaire [6], et c’est spécifié dans les recommandations de l’UNEDIC, le plus possible vers les métiers en tension : métallurgie, hôtellerie-restauration, bâtiment, travaux public, etc. Bas salaires et conditions de travail difficiles à la clef.

Un marché juteux

« C’est du détournement d’argent public », s’exclame R.Dauxois. Sur les 26 millions d’euros contractés avec l’UNEDIC en 2005, il estime qu’Ingeus allait pouvoir réaliser une plus value d’environ 11 millions d’euros. Mais pour Michel Mersenne, chargé de l’emploi à la CFDT, « ce n’est pas choquant qu’ils réalisent des bénéfices, s’ils font ce qu’on leur demande de faire », ajoutant « faut arrêter, on n’est pas dans un système étatisé ou socialisé où il n’y a pas de profits, on est dans une économie de marché ! » La cogestion, ça permet d’ouvrir les yeux. A l’inverse, pour François Desanti (CGT chômeur) c’est une question de déontologie : « Peut-on se faire du fric sur quelqu’un qui va chercher du boulot ?  ». Surtout lorsque les opérateurs privés sont des agences intérimaires, pilier du développement de la précarisation de l’emploi, et des cabinets de reclassement qui travaillent en amont sur l’organisation de licenciement de masse. En tout cas, il y a du fric à se faire : le budget de l’UNEDIC en matière de suivi des demandeurs d’emploi approche le milliard d’euros...

ANPE sous pression

Les agents du service public crient à la concurrence déloyale. Pour Catherine Lebrun (SUD-Anpe), c’est la voie royale pour la privatisation : « Il suffit de ne pas donner les moyens au service public et d’ouvrir à la concurrence, afin de discréditer encore davantage l’ANPE  ». En effet, dans le privé on a 40 sans-emplois pour un conseiller, contre un pour 130 dans le public. Sans compter les moyens mis à la portée des chômeurs [7] ou la possibilité de démarcher les entreprises. D’ailleurs la loi Borloo a supprimé l’obligation faite aux entreprises de déposer leurs offres d’emploi à l’ANPE...Retour ligne automatique
La privatisation accélère donc la « modernisation » de l’agence. Pour M. Merssene, « on joue l’émulation entre le public et le privé, car sans mise en concurrence, l’Anpe se laisse vivre, cela va donc stimuler l’imagination ». Ainsi les réformes s’accumulent : avec le suivi mensuel, les sans-emplois sont traités à la chaîne et l’absence à un entretien entraîne la radiation, dont le nombre explose ces dernières années. Refus d’une, deux ou trois « offres de travail valables  » entraînent désormais une diminution de 20, 40 et 100 % de l’allocation-chômage. Mieux encore, la direction de l’ANPE s’aligne depuis peu sur le privé avec la création du dispositif expérimental, « Cap vers l’entreprise », qui prendra en charge 46 000 chômeurs par an avec les mêmes méthodes : convocation toutes les semaines et passage du « suivi des demandeurs d’emploi » au « coaching de candidats à l’emploi  ».

Bienvenue chez « France-Emploi »

Le hic : ces mesures doivent être appliquées par les salariés de l’ANPE... parfois récalcitrants. En effet, nombre d’agents refusent d’appliquer les consignes de radiation massive et d’obliger les sans-emplois à accepter n’importe quel emploi précaire. Réponse du gouvernement : l’ANPE doit disparaître. Le premier projet, qui consistait à regrouper ANPE et Assedics au sein des maisons de l’emploi, pour mieux surveiller la première, n’était pas assez offensif. Le gouvernement gèle donc ce projet pour mettre en place la fusion ANPE-UNEDIC. Pour Sabine, du SNU-ANPE, « la grosse interrogation, c’est si la nouvelle structure sera privée ou publique. Si la fusion donne un organisme privé-privé, la question de la privatisation avec les cabinets ne se pose plus ». Charpy, le boss de l’ANPE, a déjà rédigé une note adressée à Bercy affirmant que la fusion permettrait de «  libérer » 4500 postes à l’Anpe. Et Lagarde (ministre de l’emploi, des finances, etc.) d’affirmer que la naissance de cette nouvelle machine coercitive permettrait de ramener le taux de chômage à 5 %, soit la « libération » d’un million de sans-emplois des chiffres officiels. Cerise sur la merde, la nouvelle structure pourrait s’appeler... « France Emploi » : en guise de mise en bouche, le décret du 11 mai 2007 impose aux agents ANPE de transmettre à la préfecture les papiers d’identité des demandeurs d’emploi étrangers lors de leur inscription. Les syndicats appellent à la désobéissance, jugeant le décret illégal et anti-constitutionnel. Après la fusion ANPE-UNEDIC, la mise sous tutelle par le ministère de l’immigration ?

Chômeurs réfractaires

Il semble que les sans-emplois rechignent à se faire suivre par les cabinets privés : 70 % des heureux sélectionnés par l’UNEDIC refusent l’accompagnement, malgré les méthodes au forcing employées (Cf ci-contre). Début 2007, Charpy pique une colère et affirme que « des mesures ont été prises pour accélérer le flux » [8]. Le flux de chômeurs et de Rmistes, lui, continue de grimper. Plus de quatre millions de demandeurs d’emploi et un million d’allocataires du RMI. En face, à peine 300 ou 400 000 offres d’emploi non pourvues. Le plein emploi est renvoyé aux poubelles de l’histoire. Sabine résume l’hypocrisie des gouvernements successifs : « Jamais ne sont remis en question les politiques de l’emploi, jamais on n’avoue qu’il n’y a pas de travail pour tous, jamais on ne dit la vérité sur les fameux métiers en tension principalement dans le bâtiment et la restauration : c’est un leurre, ces employeurs disent chercher de la main d’oeuvre, mais ce sont les premiers employeurs de personnels payés au black et d’immigrés sans papiers ». A l’UNEDIC comme au gouvernement, il ne s’agit plus que de faire baisser artificiellement les chiffres du chômage, gage de paix sociale, et de remplir les poches du MEDEF. Vivement le retour de bâton.

Notes

[1FO et la CGT s’opposent. Le MEDEF et la CFDT font cause commune.

[2Quelques jours auparavant, l’ANPE sort une étude qui démontre une efficacité égale au privé... L’UNEDIC décide alors de reporter le suivi par le privé de 50 000 sans-emplois en convention de reclassement personnalisé.

[3Les sociétés privées sont payées en plusieurs fois : un 1er versement au début du suivi, un 2ème si la personne décoche un boulot, un 3ème s’il est toujours en activité 6 mois après.

[4Une grande partie de la presse a parlé de chômeurs « de longue durée », « en grande difficulté ». C’est donc faux. Les « stocks » de demandeurs d’emploi (DE) fraîchement inscrits avec 300 jours d’indemnisation devant eux sont passés à « la moulinette » de l’« Outil de Constitution de Cohorte » (OCC), un programme informatique de sélection aléatoire des « lots » à livrer aux « Opérateurs Privés de Placement » (OPP).

[5Le bilan de l’UNEDIC est très grossier, et l’économie de 24 millions réalisée sur les chômeurs envoyés au privé se base sur une hypothèse mensongère : que ces demandeurs d’emploi auraient épuisés leurs droits s’ils avaient été suivis par l’Anpe. Les études de l’ANPE et du Centre d’Etudes de l’Emploi (CEE) donnent des taux de retour à l’emploi quasi équivalents, privé ou public.

[6Parmi les chômeurs reclassés lors de la 1ère expérimentation, 60 % l’ont été en CDD ou en mission d’intérim, dont seulement 11 % en CDD de plus de 6 mois.

[7L’ANPE dispose de 700 euros pour l’accompagnement d’un demandeur d’emploi, quand le privé est rémunéré entre 3000 et 6000 euros par chômeur.

[8Le Monde, 29 mars 2007.