Chez les Mulliez, la carotte et le bâton : ou tout l’art de faire rentrer les médias dans sa cour

Le groupe Mulliez est le premier employeur français avec 300 000 salarié-es. Mélange de paternalisme du XIXème siècle et de nouveaux principes managériaux, sa « culture d’entreprise » fait froid dans le dos. Sûr de lui, Gérard Mulliez invite à « mesurer le bien-être des salariés » [1]. C’est ce qu’on a fait. Paroles de syndicalistes de l’enseigne phare du clan : Auchan.

« Amour », « bien-être », « solidarité », « gentillesse ». Dans ses écrits, le patriarche Mulliez rêve de ses entreprises comme des bouts de paradis. Pour lui, «  l’entourage professionnel doit essayer de détecter « l’insatisfaction d’amour » ressentie par le salarié ». Le rôle de la hiérarchie ? « Favoriser l’épanouissement » et « faire « grandir« les individus » [2].

Dans ces directives managériales, s’entremêlent discours du pape et techniques de ressources humaines dernier cri. Le tout guidé par un triptyque : Dieu, Travail, Famille. Bienvenue à Auchan.

Salaire en berne

Auchan se batterait pour le «  pouvoir d’achat  ». Et s’ils commencaient par les salaires ? Car pour Maximilien Catteau, syndicaliste CGT à Auchan Roncq, le salaire de base « c’est à peu près 980 euros net pour quelqu’un qui rentre à Auchan, c’est vraiment le minimum des grilles de la grande distribution. Et s’il a vingt euros de plus à la fin de sa carrière ça sera bien. »

L’évolution dans l’entreprise ? « Pour changer de niveau, il faut changer de métier », explique Guy Laplatine, délégué syndical central CFDT. « La plupart du temps, l’encadrement sort des écoles. Faut pas s’attendre à faire une grande carrière à Auchan. »

Inquiétudes

À Auchan et dans le reste de la grande distribution, on « ré-organise ». Comme souvent, c’est les salarié-es qui en pâtissent : pour Erick Jaspar, délégué syndical régional CGT, «  les départs ne sont pas remplacés. (...) Gérard Mulliez a déjà fait un plan GPE (gestion prévisionnelle de l’emploi) il y a deux ans et on a retiré 6 000 personnes. Il disait que c’était le turn-over, mais il y a eu des licenciements économiques chez Auchan. » Les inquiétudes sont justifiées. Entre autres l’automatisation des caisses : « Ils essayent de restructurer, enchaîne Erick Jaspar, on a des concurrents type LIDL qui fonctionnent avec très peu de personnel, et comme c’est la guerre des prix en France, on essaye de réduire le personnel. (...) Cela va s’intensifier, le but étant qu’il n’y ait presque plus d’hôtesses de caisse. »

Projet rentabilité

Le travail est aliénant. Les petits chefs le savent et le font respecter à la lettre. Benoit Boussemart [3] y va franco : «  C’est vraiment du management sectaire. Quand on regarde la définition d’une secte : c’est effectivement ce qu’ils appliquent ! » E. Jaspar confirme, « dans le règlement intérieur, on n’a pas le droit de porter une croix sortie du pull. On n’a pas le droit de parler politique entre salariés, parce que ça gênerait les collègues de travail. On est scandalisé, parce qu’ils arrivent à mettre des règles comme ça et l’inspection du travail ne bouge pas. On a beau alerter la HALDE [4], rien ne bouge ! »

Autre exemple de contrôle permanent, le SBAM (Sourire, Bonjour, Au revoir, Merci) imposé aux hôtes et hôtesses de caisse : «  Il fait partie des critères de base de la GDI [gestion du développement individuel], par exemple, si le salarié ne sourit pas, c’est noté, et en fonction de ça, il touche de l’argent ou pas. »

Cette politique n’est pas près de s’arrêter. En préparation, un « projet efficacité » : « C’est une étude basée sur les flux de marchandises où le salarié est noté, évalué, chronométré sur ses capacités. Au regard de cette étude, ils déduisent une rentabilité et dégagent une valeur ajoutée par salarié », explique Gérald Villeroy, délégué syndical central CGT. Pour M. Catteau, « c’est la rentabilité poussée à l’extrême. »

Concurrence à tous les étages

Travail pénible et rémunération faible. Pour faire passer la pillule, on agite une carotte, en l’occurrence cette « GDI », une gestion individualisée de l’ouvrier, technique de contrôle redoutable : « Auchan a inventé la rémunération individuelle. Suite à un entretien, le salarié peut avoir jusqu’à 70 % d’un mois de salaire en plus », explique G. Laplatine. Vu les fiches de paie, on comprend que les salarié-es jouent le jeu. Mais là encore, c’est très pervers. Pour E. Jaspar, « c’est une concurrence entre ouvriers et ça crée la zizanie parce que forcément, il y en a qui l’ont, d’autres qui ne l’ont pas et c’est à la tête du client. » De fait, la GDI est présente dans toutes les têtes.

Instillée parmi les salarié-es, la concurrence est exacerbée entre les différents magasins. « On sait très bien que c’est un groupe, mais le montage est fait pour que chaque magasin soit une entité indépendante », regrette M. Catteau. Pour G. Laplatine, c’est la « mentalité de clocher » qui prime. «  On sait qui fait partie de notre groupe, soupire E. Jaspar, mais par contre, on est tous concurrents. Entre Auchan Noyelles et Auchan Douai, on est à 20, 30 km l’un de l’autre, on est concurrents. »

Le meilleur manageur : soi-même

En 1977, Auchan instaure un dispositif « d’actionnariat salarié » : 97 % des « collaborateurs » du groupe en seraient actionnaires par l’intermédiaire de la holding Valauchan. Après les primes individuelles et celles par magasin, c’est un troisième niveau de rémunération qui se dessine. Preuve indéniable d’un partage des richesses ? Foutaises ! Aucun pouvoir de décision pour les salarié-es, des fonds bloqués pendant cinq ans et des possibilités de division entre ouvrier-es actionnaires et non actionnaires, avec ses conséquences en terme de flicage mutuel.

Pour M. Catteau, « ils prennent ce prétexte pour ne pas donner d’augmentations, parce qu’ils englobent ça dans le salaire annuel alors que c’est bloqué cinq ans. » Il va même plus loin : « pour l’encadrement, c’est un des moteurs pour manipuler en faisant pression sur les gens. Ils disent : « Vous savez, vous êtes bien payés » parce qu’on nous fait miroiter qu’on a à peu près un mois et demi en plus sur l’année et ce n’est pas négligeable. » Les « actionnaires » du groupe n’en sont que plus unis derrière la direction et « leur » entreprise.

Pressions et dépressions

« Avec la culture de l’actionnaire individualiste, c’est dur de faire du syndicalisme à Auchan ! », lance G. Laplatine. Malgré cela, il existe des récalcitrant-es. Pour eux, la (ré)pression est sans pitié. Selon la CGT, « c’est une pratique courante, dès qu’ils savent qu’il y a une grève, ils vont mettre la pression sur les salariés. Mais on n’a pas de témoins. » Pour la CFDT, le discours est plus nuancé, mais le résultat est le même. « On est dans la culture judéo-chrétienne : « justifie-toi ». On leur dit : «  on t’accuse pas », mais à partir du moment où on est obligé de se justifier, les gens se trouvent dans le rôle de celui qui doit s’excuser. Donc c’est un frein extraordinaire [aux mobilisations]. »

Le syndicat Mulliez

« Méfiez vous de la CFTC, les bons moutons de Panurge qui disent amen à tout » [http://cgt-auchan.free-bb.com/" id="nh5">5] : l’avertissement est lancé ! Pour G. Laplatine, la direction « utilise la CFTC comme un pare-feu syndical ». « La CFTC, avec l’aide de la CGC [le syndicat cadre], s’arrange pour qu’il n’y ait pas d’élus au CHSCT [Comité d’hygiène de sécurité et des conditions de travail] qui est une instance très importante. Il n’y a pas d’élus CFDT alors qu’on fait plus de 50% des voix des salariés, c’est un déni de démocratie extraordinaire ! »

La boucle est bouclée. Plus la peine de se demander d’où vient l’insolente réussite du groupe Mulliez : de l’exploitation des salarié-es, des techniques de management pervers et de la répression syndicale. Sous-entendu de la fin pour E. Jaspar : Gérard Mulliez « est au courant de ce qui se passe dans ses magasins. Toutes les directives viennent de lui. Il y a vraiment un culte Auchan, et ceux qui ne respectent pas ça... »

Notes

[1D’après une interview vidéo sur http://www.challenges.fr.

[2Citations tirées du livre de Benoît Boussemart, La richesse des Mulliez, l’exploitation du travail dans un groupe familial, aux éditions Estaimpuis, 2008.

[3Citations tirées du livre de Benoît Boussemart, La richesse des Mulliez, l’exploitation du travail dans un groupe familial, aux éditions Estaimpuis, 2008.

[4Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité

[5Blog CGT des salarié-es d’Auchan : http://cgt-auchan.free-bb.com/