Il n’y a pas d’exception marocaine

Depuis le 20 février, des manifs importantes ont lieu dans tout le Maroc. Alternant répression sanglante et promesses piteuses de révision constitutionnelle, le roi commence – grande première – à être vivement critiqué. On en parle avec Meriem, Marocaine qui habite à Lille, et Nour-Eddine, Marocain également, et militant du Comité de Suivi du Mouvement du 20 Février à Lille.

 

Le Mouvement du 20 février réclame, entre autres, « une nouvelle constitution démocratique, la démission du gouvernement, la reconnaissance de la langue amazighe [1] comme langue officielle à l’instar de la langue arabe, la libération des détenus politiques.  » S’il est soutenu par des partis comme le Parti Socialiste Unifié, Annahj Addimocrati (La Voix Démocratique de tradition marxiste-léniniste), ou l’Association Marocaine pour les Droits Humains, le Mouvement du 20 février refuse toute casquette politique partisane : « Le 20 février c’est de la politique, mais pas une politique politicienne. On ne veut pas de drapeau, même si tout le monde est le bienvenu  », explique Nour-Eddine. Meriem ajoute : « Tant que les revendications sont là, la seule casquette politique c’est celle du changement révolutionnaire par le peuple  ».

Une main de fer dans un discours de velours

Avec des tabassages d’une violence inouïe, il est difficile pour le monarque de rester crédible malgré ses belles déclarations. Il tolère quelques manifs en misant sur un essoufflement du mouvement qui ne vient pas. Le 15 mai, il interdit tout rassemblement et les flics se lâchent. Mais sous la pression des assos humanitaires et d’une Union Européenne « préoccupée  » par la violence, il change de méthode. Désormais, les arrestations ont lieu une fois la foule dispersée, dans la rue, à domicile, et même à l’hôpital où les blessés n’osent plus se rendre. Les « aigles » – ces motards en civils – embarquent les manifestant-es et les emmènent loin de la ville. Dans l’ombre des fourgons, des commicos et des prisons souterraines, plus besoin d’imaginer le pire. Le 2 juin, Kamal Amari est mort. Face aux manifs, le roi fait semblant de reculer. Le 1er juillet se tiendra un référendum qui viendra entériner une nouvelle constitution qu’il a lui-même écrite. Sourde aux revendications de la rue, la constitution dit tout et son contraire pour mieux préserver le pouvoir royal. Le gouvernement, qui détient le pouvoir exécutif, sera nommé et révocable par le roi. Lui-même présidera à la fois le Conseil des ministres et le Conseil Constitutionnel, foulant aux pieds la séparation entre l’exécutif et le judiciaire réclamée par le Mouvement du 20 février. Le roi restera commandant des forces armées et présidera le Conseil Supérieur de Sécurité (l’équivalent de l’Intérieur). Enfin, il restera Président du Conseil des imams pour ne pas séparer le religieux du politique. Cette « mascarade », comme l’appelle le Mouvement du 20 février, a été reçue avec toute la bienveillance diplomatique de l’État français et de l’Union Européenne.

L’insultante exception marocaine

Meriem raconte qu’« à la décolonisation et au moment d’Hassan II [2], on appelait le Maroc l’exception tranquille. En Algérie c’était les années de plomb et on avait l’impression qu’au Maroc c’était tranquille ». Difficile à avaler quand on vit dans une dictature [3], sans liberté d’expression [4], sans droit de manifestation ni d’association, où la corruption sévit à tous les échelons de la bureaucratie, et où le roi contrôle l’économie pour son profit [5]. Nour-Eddine témoigne : « On souffre aussi de l’Occident. C’est une insulte pour nous de dire que le Maroc est un pays démocratique  ». Et pendant que les Marocains se soulèvent pour réclamer plus de droits, Juppé distribue du haut de son fauteuil de ministre des bons points en qualifiant le discours du roi de « courageux et visionnaire », et des cartons rouges aux pays qui ont « fait le choix d’une répression sauvage ». Autant de leçons de morale qui incarnent parfaitement le néocolonialisme français et l’opportunisme. Quelques jours après, il recevait une délégation de ministres marocains pour parler business, la France étant le premier investisseur, le premier client et le premier fournisseur du Maroc. Derrière la sagesse condescendante et les grands discours sur le respect des droits humains, l’enjeu est bien de continuer à asseoir sa domination et ses intérêts financiers dans les pays colonisés.

La même chose, en pire

Pour Meriem, si la situation sociale est catastrophique au Maroc, quand on est en France, « il faut faire attention à comment on produit nos discours. On peut très vite tomber dans l’exaltation de la civilisation occidentale. Alors que les enjeux de pouvoir, la corruption, la politique politicienne, dans l’essence, c’est la même chose qu’en France. Mais on en est à des périodes historiques différentes – la France est un empire colonial impérialiste avec une industrie développée ce qui n’est pas le cas au Maroc – et ça se manifeste différemment : au Maroc de manière outrageante, aux yeux de tous, en France dans l’ombre  ». Si les logiques sont les mêmes, pour elle « il y a quand même un truc évolutionniste du pire et du moins pire. Pour les Marocains, si on arrive à s’approcher de quelque chose de similaire à ici, ça serait déjà pas mal. Même si ce n’est pas un modèle… » Nour-Eddine complète : « Une fois qu’on aura ça, on pourra demander autre chose  ».

Révolution 2.0 ?

A propos des critiques que l’on peut faire ici quant à Facebook, Nour-Eddine reconnaît que « Facebook, ça n’est pas fait pour la révolution. Mais là on a joué contre l’outil. La vie privée on s’en tape, mais ça permet de faire circuler l’info. En France on peut faire des réunions pour se dire tout ça, là-bas on ne peut pas et il n’y a aucune liberté de la presse.  » Meriem enchaîne : « Ici ce qui est reproché à Facebook, c’est la marchandisation de la vie privée. Mais il faut quand même savoir que le concept de vie privée est occidental. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de vie privée au Maroc mais ce ne sont pas les mêmes logiques sociales : la chambre à coucher personnelle, la famille nucléaire, ça arrive peu à peu mais avant il n’y avait pas ça. Facebook qui étale ma vie privée, encore faudrait-il que le Maroc me donne le droit d’en avoir une.  »

Le Comité de Suivi du Nord, relayer l’info et mettre la pression

Nour-Eddine assure que l’action qu’il mène à Lille n’est pas du soutien : « Comité de Soutien ? Je soutiens quoi ? Je suis Marocain ! On s’est dit, on est concerné donc on rejoint le mouvement ! On fait des manifs à Lille ou à Paris parce qu’ici on a des symboles du pouvoir marocain, le consulat, l’ambassade. On dénonce ce pouvoir qui ne nous représente pas, et on relaye l’info auprès des médias français.  » Récemment, Farah, une étudiante marocaine qui a signé l’appel du 20 février, ne pouvait plus revenir du Maroc. Ses papiers avaient été confisqués. « On a utilisé le système médiatique à Lille, à Paris et au Maroc. Il y a eu un peu de pression, et les autorités lui ont finalement rendu son passeport.  » Quand on leur demande comment ils voient l’avenir, Meriem est mitigée : « Vu le contexte mondial, le roi est obligé de lâcher du lest mais il n’y a rien d’acquis. Il y a un truc vraiment chouette qui se passe mais on sent qu’il y a encore une bride, des choses inattaquables.  » Nour-Eddine, quant à lui, répond le sourire aux lèvres : « C’est la première fois dans l’histoire du Maroc qu’il y a eu une manif contre le discours du roi ! Ce n’est pas le roi lui-même mais c’est vraiment fort. Moi, je suis optimiste…  »

Infos et contact du comité de suivi du Nord : http://20fev-nordfrance.blogspot.com/

Notes

[1Langue berbère, au moins autant parlée que l’arabe (60% des Marocains sont d’origine berbère). La nouvelle Constitution propose qu’elle devienne une langue officielle... après l’arabe.

[2Père et prédécesseur du roi actuel Mohamed VI.

[3Si des élections ont lieu, Meriem explique que « tous les ministères régaliens, défense, intérieur seront désignés par le roi ».

[4Rachid Nini, directeur du journal Al Massae, a été arrêté récemment et condamné à un an de prison ferme.

[5La famille royale est la première actionnaire de l’ONA, le plus grand groupement d’entreprises du pays.

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