Le business de l’or crade

Lorsque nos déchets n’atterrissent pas dans les poubelles du monde que sont - peu ou prou - l’Afrique, l’Asie et l’Amérique Latine, ils sont l’objet de tractations financières dont, bien souvent, les enjeux nous dépassent. Grâce au paravent idéologique du « tout durable » et de la « croissance verte », la « valorisation » des déchets jouit d’une réputation sans tâche. Avec, ici comme ailleurs, sa part d’hérésie écologique et son lot d’accommodements avec l’émancipation sociale.

 

Dans la métropole lilloise, Triselec voit le jour en 1992. Il s’agit alors de trouver une troisième voie face à la double impasse des décharges et de l’incinération, «  tout en ne coûtant pas plus cher à la collectivité  », selon les mots de Pierre Mauroy. Cette mise à plat de la politique de gestion des déchets est confiée à Paul Deffontaine [1], qui s’inspire du modèle dunkerquois (1989), précurseur européen du tri sélectif. La Société Anonyme d’Économie Mixte (SAEM) Triselec est créée, Lille Métropole en est le principal actionnaire avec près de 68 % des parts du capital et la fameuse alternative semble trouvée : c’est la « valorisation matière ». Comprendre le tri industriel des déchets ménagers issus de la collecte au porte à porte d’une part ; mais aussi et surtout, la revente de ces déchets triés à des clients industriels qui en assurent le recyclage [2]. Assez vite, l’opportunité de l’insertion sociale se fait sentir, dans une région où le chômage atteint 17 % (dont 42 % de longue durée).

« Ni exploiteurs, ni exploités »

Ces mots sont ceux de Paul Deffontaine, ancien vice-président de LMCU en charge des résidus urbains et actuel PDG de Triselec. Pour tenter de passer de l’idéal à la réalité, on charge Patrick Vandamme [3] de piloter le dispositif social de Triselec : l’entreprise se lance dans des partenariats avec les services sociaux de huit communes de la Vallée de la Lys, les missions locales, Pôle Emploi et des associations d’intérim social. « Sur les 280 salariés de nos trois sites, nous avons 20 nationalités différentes et 20 % d’illettrés », commente Patrick Vandamme, fier de son bilan. Pour l’ancien DRH devenu directeur de la production et de la com’ de Triselec-Lille, il faut « retrouver de l’identité et de la dignité par le travail. »

Ces discours de « responsabilité sociale » bénéficient d’un capital sympathie considérable dans la presse et fait l’unanimité chez les politiques. Le web regorge d’articles dithyrambiques sur Triselec, qui « a su conjuguer avec succès politique sociale et efficacité économique. » [4] « On n’a pas créé Triselec pour faire de l’insertion, corrige pourtant Patrick Vandamme. On est une entreprise avant tout ». Et une entreprise qui fait de la thune : ses bénéfices dépassent les 10 % du chiffre d’affaires, tandis qu’avec ses 100 000 tonnes par an, le centre de tri d’Halluin passe pour le plus important de France [5]. Au point qu’un Jean-Claude Sabre, ex-trésorier du PS du Nord et actuel directeur général délégué, culmine à plus de 15 500 € par mois quand 20 % de ses opérateurs (officiellement) sont au Smic. On est loin de la réduction de « fracture entre cols blancs et cols bleus  » que Patrick Vandamme appelait de ses vœux et qui prévalait au début de « l’aventure » Triselec.

L’envers du modèle Triselec

C’est à Paul Deffontaine que l’on doit le slogan communautaire « Jeter moins, trier plus, traiter mieux  », décidément très en verve pour dégoter les phrases-choc. Mais dès lors que le « traiter mieux » procure l’essentiel des bénéfices de l’entreprise, n’entre-t-il pas en conflit avec le « jeter moins » ? « Vous avez en partie raison », concède le PDG. « Mais la collectivité est seulement responsable du recueil et du traitement, pas du jeter moins  ». A croire que la vente de déchets valorisés rapporte trop pour initier une « pédagogie » en accord avec leur slogan. C’est du moins ce que pense Fabrice*, ancien salarié, à propos des « ambassadeurs de tri » : « Les moyens donnés pour inciter sérieusement les gens à jeter moins sont dérisoires ! Notre rôle n’est pas d’inviter à consommer autrement, ni de développer une conscience anti-pub, par exemple. C’est un contresens écologique total, tout comme de vendre notre papier trié à la Chine... »

Côté social, le même manque d’ambition se fait sentir. « Les salaires sont 11 % plus élevés que ce que la convention collective impose », se défend Patrick Vandamme. « On développe des accords de participation aux bénéfices, de l’intéressement, et une vraie politique de formation qui fait que 60 % des salariés quittant l’entreprise sont reclassés dans le bassin d’emploi.  » De source syndicale, la chanson est tout autre : ce taux de reclassement atteindrait à peine 1 %. Des écarts d’ampleur similaire s’observent au niveau du nombre de contrats aidés [6]. Autant d’indices d’un manque d’ambition politique chez nos experts locaux de la gestion des déchets. En partie parce que les médias leur renvoient une image bienveillante d’hommes de gôche dont la philosophie sociale est une réussite aussi éclatante que définitive. On n’est plus tout à fait dans la philosophie du Che, dont le portrait trône pourtant dans le bureau de Patrick Vandamme.

Conditionner les hommes, valoriser les déchets

Ou l’inverse. On ne sait plus trop. François, lui, semble avoir son opinion sur la question : ancien tuteur-formateur, son rôle était d’encadrer les opérateurs de tri et de les former à faire les bons gestes. Et les bons gestes à Triselec, ça veut par exemple dire « apprendre les postures qui limitent la casse du dos et évitent le mal de mer sur les chaînes de tri  », tout comme « accompagner les opérateurs aux toilettes ». Un ouvrier lui fait un jour remarquer que la formation qu’il reçoit s’apparente davantage à du « formatage ». L’« évaluation » consistant à trier le maximum de déchets en moins de temps possible semble lui donner raison. « On a pour mission implicite de galvaniser les troupes, d’inciter à trier mieux et plus vite sans pour autant jouer aux chefs ». Une domination douce couronnée par le stakhanovisme ambiant : « Triselec délivre des primes au rendement après évaluation et une prime mensuelle plus ou moins liée à l’assiduité ».

Tout se passe comme si l’objectif de réinsertion rimait avec hiérarchie sociale : « Il y a cette idée qu’on ne saute pas les échelons comme ça  », indique François. Cette structuration codifiée de l’entreprise s’observe jusqu’aux couleurs des blouses : blanches pour les opérateurs en intégration, grise pour les opérateurs de tri, vertes pour les chefs de tables de tri, rouge pour le chef d’atelier, « et moi, en tant que tuteur-formateur, j’étais en bleu gendarme  » [7], ironise François. Avec une majorité d’opérateurs d’origine étrangère maîtrisant inégalement le français, difficile de développer des rapports humains équilibrés et égalitaires. « Je faisais du coaching, finalement », analyse François, amer. « Là où je pensais œuvrer pour une réinsertion durable, je ne faisais que leur apprendre à distinguer certains déchets des autres, ce qui n’était valorisant ni pour eux ni pour moi.  » La valorisation est ailleurs.

*Les prénoms ont été changés afin de préserver l’anonymat des personnes citées.

A lire dans ce dossier : « Grève illimitée du tri des déchets »

Notes

[1En charge du « Schéma global de traitement des déchets » de LMCU, Paul Deffontaine est le PDG historique de Triselec, poste qu’il conserve aujourd’hui.

[2Les matériaux sont conditionnés pour être vendus aux industriels selon les cours boursiers.

[3Le très médiatique Patrick Vandamme a récemment été promu chevalier de la légion d’honneur.

[5Son taux de déchets valorisés atteint 92 % contre 76 % de moyenne nationale.

[6Les contrats vont de 6 à 24 mois maximum. Le turn-over qui prévaut et l’individualisation des contrats ne permettent pas aux travailleurs de sortir durablement du précariat ni de s’organiser collectivement.

[7Ironie à part, Triselec a intégré une chaîne de tri à la prison de Loos, qui fonctionne en vase clos avec un tuteur formateur attitré. Seuls les déchets de la prison sont triés. Il s’agit de pré-former les incarcérés en vue d’intégrer une usine Triselec dès qu’ils sont en liberté conditionnelle.