Le journalisme sacrifié

rossel carte3La Voix du Nord fait rarement sa Une sur les plans de licenciements ou alors pour critiquer les syndicats et les manifestant.es, créer des « casseurs » et sanctifier le patronat. Quand il s'agit de sa propre liquidation, c'est le vide sidéral. Pourtant un plan de licenciement concerne directement les 700 salarié.es du groupe VDN, 178 vont perdre leur emploi dont 55 journalistes. Pour la holding Rossel, propriétaire de dizaines de quotidiens, un journal se doit d'être rentable. Le combat des syndicats était-il perdu d'avance ?
 
La Voix du Nord n’est qu’un des petits rouages de la grosse machine de presse du groupe Rossel. Ce consortium belge possède plus de 160 filiales, dont des dizaines de quotidiens régionaux belges et français parmi lesquels La Voix du Nord, Nord Éclair, La Meuse, L’Aisne nouvelle... En gros quasi toute l’information belge et les quotidiens du Nord-Pas de Calais-Picardie sont à leurs bottes. Le groupe possède aussi dans le Nord les quotidiens gratuits 20 minutes et Direct Matin, des radios (RTL Belgique), des chaînes de TV (Wéo, TV News). Autant dire que si la famille Hurbain, à la tête de cet ensemble à 560 millions d’euros de chiffre d’affaires par an, ne veut pas qu’une info sorte, elle ne sera pas publiée.
La Voix du Nord n’en est pas à son premier plan « social ». En 2000, le journal tombe partiellement entre les mains de Rossel. Une grève de dix jours est alors organisée mais la lutte ne payera pas. Dassault (2004-2005) rachète le titre puis le revend l’année suivante à Rossel. Le groupe fait fusionner les deux quotidiens La Voix du Nord et Nord Éclair et débarque les anciens dirigeants empêtrés dans les affaires de revente d’actions1. En 2008, le groupe VDN SA rachète Le Courrier Picard puis L’Union et L’Est Éclair en 2012. Début 2017, la direction annonce un plan de licenciement de 25 % des effectifs du journal, 170 personnes vont être virées.
Alors que La Brique se paye le traitement journalistique de La Voix du Nord depuis sa création, Robert2, journaliste dans le quotidien depuis 20 ans, a pourtant accepté de répondre à nos questions.
 
Première application de la loi travail
 
Pour pouvoir licencier, l’entreprise a trois mois maximum pour négocier les départs volontaires ou les conditions de licenciement avec les syndicats. La société dépose un « plan de sauvegarde de l’emploi » (sic) auprès de la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte). La Direccte valide ou pas le PSE en conformité avec la loi, sur les propositions de reclassement par exemple, mais aucunement sur les motifs qui ont conduit à ce PSE. « Depuis la loi travail, seul un tribunal peut remettre en cause les motifs du licenciement économique. Mais il faut faire un recours individuel et non plus global, ce qui peut prendre trois à quatre ans par personne », explique Robert.
L’autre nouveauté est que la loi travail accorde de nouveaux motifs de licenciement dont celui de la baisse du chiffre d’affaires d’une année sur l’autre. De fait, même si la VDN a engrangé cinq millions d’euros de bénéfices en 2015, elle a été moins rentable que l’année précédente et a donc le droit de licencier. Le groupe VDN SA, qui envisageait un PSE depuis l’été 2016, a juste attendu le 1er décembre 2016 que la loi travail soit promulguée. Ironie du sort, les chiens de garde, si prompts à critiquer les manifestations3, sont ainsi les premiers à se faire mordre.
« Depuis 2012, les licenciements se sont faits ponctuellement et la direction a vivement encouragé les ruptures conventionnelles. » Ce n’est qu’en 2016 qu’un plan social est évoqué à plusieurs reprises durant le comité d’entreprise. « Jean-Michel Bretonnier [directeur de la rédaction et rédacteur en chef] avait préparé son plan de suppression d’emplois mais Rossel voulait plus. » Réduire la masse salariale en frappant un grand coup.

Passez par la case banque
 
Si la VDN ne connaît pas de problème financier majeur, elle n’est qu’une petite entreprise dans l’éventail des titres que possède Rossel. Le but est de dégraisser au fur et à mesure, faire remonter les fonds à la société mère et à son autre actionnaire la banque Crédit agricole. Alors qu’à Bruxelles, le siège historique du journal Le Soir est devenu un hôtel, la vente de celui de la VDN sur la Grand-Place de Lille est bien plus alambiquée.
Une partie du siège est déjà loué à des galeries commerciales, le reste est occupé par la rédaction du journal. Rossel et le Crédit agricole créent une société immobilière et demandent au groupe VDN SA de leur revendre le bâtiment pour 36 millions d’euros. Le journal devient alors locataire de ses propres locaux pour 1 250 000 € par an. Robert explique que « les 36 M€ ainsi récupérés serviront pour moitié à financer le plan de licenciement. 15 millions sont mis de côté pour tenter de racheter d’autres titres de journaux comme Paris-Normandie. » VDN SA n’a pas assez de fonds pour racheter d’autres journaux, elle doit alors emprunter et « quelle banque choisit-elle ? Le Crédit agricole, bien sûr ! Comme c’est bien foutu ! » À terme, le but est de vider le siège pour transférer les activités dans la zone de la Pilaterie à Marcq-en-Baroeul où un nouvel entrepôt est d’ailleurs en construction. Si, dans les faits, VDN SA est libre de choisir sa stratégie, dans la réalité c’est Rossel qui décide.
 
 
 
VDN en lutte : opération paillasson
 
Dès l’annonce du plan massif de licenciement d’un quart des effectifs, une intersyndicale est alors créée : VDN en lutte. Leur moyen de lutte ? Une simple page Facebook. Leur communication se base sur des photos où il manque 25 % de l’image : place Tian’anmen sans l’homme devant les chars, « avec 25 % en moins, les 4 fantastiques ne seraient que 3 ! » ou la grande roue sans tous ses rayons « tourne beaucoup moins bien ». N’a pas l’imaginaire contestataire qui veut. Les messages de soutien arrivent de tous les partis politiques et des syndicats corporatistes. Quelques râleurs laissent des messages, déçus de la couverture journalistique sur les manifestations contre la loi travail, anciens pigistes qui se lâchent.
« Dès la première AG, beaucoup d’idées d’actions ont été imaginées, toutes sauf la grève », explique Robert. « La direction a fait intégrer aux contestataires qu’une journée de grève coûte très très cher. » La peur de se faire blacklister dans les autres journaux semble y être aussi pour beaucoup dans la faiblesse de cette lutte. Tous les autres quotidiens appartiennent soit à Rossel, soit à d’autres grands groupes industriels ou à des banques, à l’instar du Crédit mutuel qui possède la plupart des quotidiens de l’Est de la France. Ironiquement, ce sera la direction qui plantera le premier coup de stylo dans le dos. Gabriel d’Harcourt, directeur général délégué, et Jean-Michel Bretonnier publient une auto-interview sur deux pages pleines dans La Voix du Nord4 pour répondre aux « inquiétudes » des lecteurs. Stupéfaite, l’intersyndicale exige un droit de réponse dans les colonnes et l’envoie à la direction. Mais Bretonnier, en tant que directeur de publication, s’octroie la réécriture du texte et « se targue d’être le garant de l’"exactitude des faits" et refuse que soit utilisé le terme "suppression de postes" par exemple. » C’est vrai que c’est quand même plus simple quand le patron écrit lui-même les tracts.

La direction fait aussi sentir aux contestataires qu’elle peut émettre des sanctions pour « atteinte aux intérêts de l’entreprise ». La mollesse de la lutte s’explique aussi autrement : « On a eu trois vagues de licenciements depuis 2000 et à chaque fois les journalistes les plus combatifs sont partis avec leur clause de cession, laissant leur place à des jeunes formés à l’École supérieure de journalisme. Ils ont intégré la difficulté de trouver un travail dans un secteur hautement concurrentiel et sont donc moins enclins à contester. » D’autant plus que les licenciements concernent essentiellement les plus de 50 ans. L’échéance des trois petits mois de négociations rend la lutte aussi difficile qu’invisible. Ce ne sont pas les rassemblements statiques de deux heures devant le siège sur la Grand-Place qui feront trembler la direction. Robert nous regarde avec des yeux tout ronds quand on lui dit qu’ils devraient utiliser leur outil de travail pour le détourner et se défendre. Du journaliste au photographe jusqu’à l’imprimeur, tou.tes sont concerné.es et détiennent le pouvoir pour faire une édition pirate de la VDN : « Ça paraît compliqué, ils vont vite savoir qui a fait ça. »
 
La Voix du mort numérique
 
On connaît le goût de la direction de la VDN pour les néologismes5, voici donc la « médiamorphose commerciale de l’entreprise ». En recrutant des informaticiens « experts » et en licenciant les journalistes de fait « amateurs », la VDN se déploie dans le virtuel. Le but est d’engranger des parts de marchés publicitaires sur leur site Internet et de capter des abonnements, même si la publicité ne représenterait que 10 % du chiffre d’affaires et que ses recettes ont diminué de moitié en cinq ans. Alors que 85 % des revenus proviennent de la vente du journal papier et que la moyenne d’âge de leur lectorat est de 70 ans, ce pari paraît complètement illusoire. Un changement de « ligne éditoriale » va aussi être opéré, Jean-Michel Bretonnier explique : « Un sujet peut avoir du succès sur Internet (il "buzze", comme on dit) parce que c’est un bon sujet et qu’il répond aux attentes traditionnelles de nos lecteurs et internautes. Il sera alors aussi traité largement dans le journal papier. » La VDN va devenir le journal des accidents de la route... avec des publicités pour des assurances ?
« On nous demande de plus en plus d’écrire pour le site. De faire plusieurs sujets dans la journée », explique Robert. « De fait, les jeunes journalistes sont de plus en plus nombreux à faire des portraits [flatteurs] de chefs d’entreprises, de politiciens. Le reste de leur travail consiste à faire ce qu’on pourrait appeler du publi-reportage mais sans le nommer comme les ouvertures de magasins. D’autres refusent de le faire. Parfois on te demande de faire un papier sur tel sujet et on n’a pas toujours conscience du pourquoi, s’il n’y a pas une forme de manipulation derrière. » Dans la rédaction, les avis sont partagés quant à cet état d’abandon d’un journalisme « à l’ancienne » fait d’enquêtes et d’articles personnifiés. « Les journalistes les plus anciens déplorent les articles sensationnalistes et les choix du conseil de rédaction. Si l’info n’a pas été vérifiée, tant pis », confie Robert. Il poursuit : « Avec l’arrivée du journal numérique, c’est tout un pan de l’écriture qui disparaît. Les journalistes doivent écrire plus vite et n’ont plus forcément la main sur l’article qui sera mis en ligne. Ils envoient de la matière brute à l’éditeur et c’est le chef de pôle qui le met en ligne avec la signature du journaliste alors que celui-ci ne l’a parfois pas relu. »
Qu'elle soit imprimée sur papier ou mise en ligne, la feuille de chou continue de se décomposer.
 
AF
 
1. Fréderic Lépinay, La Voix du Nord, histoire secrète, Les Lumières de Lille, août 2005.
2. Le prénom a été modifié.
3. AF, « La Voix de la police, votre quotidien local », La Brique, n°47, juin 2016.
4. « Plan social à La Voix du Nord : nous répondons à vos questions », La Voix du Nord, 21 janvier 2017.
5. « Publi-reportage », La Brique, n°44, été 2015.

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