L’abominable vénalité de La Voix du Nord

Un ancien directeur général du groupe de presse raconte les coulisses du journal dans son autobiographie intitulée « La Voix du Nord, la grande braderie ». Les moeurs du quotidien sont dévoilées. Mais à trop se dédouaner, l’auteur fait de son livre un plaidoyer énervant.
Clause de confidentialité et parachute doré oblige, il est rare qu’un dirigeant soulève le rideau des arrière- cuisines de son entreprise. A notre connaissance, aucun dirigeant d’un groupe de presse en France n’avait osé. C’est l’intérêt de ce livre passé sous silence par la presse régionale et la quasi totalité des médias nationaux (1). André Soleau, 57 ans, ancien rédacteur en chef de La Voix, nommé directeur général du journal en 1998, puis directeur général du groupe en 2004, joue le jeu de sa vérité pour raconter 32 années passées dans l’empire de presse nordiste dont il fut un des grands chefs. L’auteur n’est pas tendre avec ses anciens collègues. Jacques Hardoin, le directeur général du journal, est affublé du surnom de « croupier » pour sa dextérité à distribuer les cartes… de visite. Des journalistes, souvent des syndicalistes d’ailleurs, sont taxés de fainéants, d’incompétents ou même d’alcooliques. Selon l’auteur, il y a parmi eux des spécialistes de la note de frais et des prétentieux comme Jean- Michel Bretonnier, l’actuel rédacteur en chef, un ancien maoïste dont l’ambition se résumerait à « son tour de tête ». Il faut reconnaître à l’auteur un petit talent de polémiste. Ce sera notre seul compliment. Car une question vient aussitôt. Puisqu’il tenait le manche, pourquoi n’a-til pas dénoncé tout cela avant ? Il faut reprocher à André Soleau son imperméabilité à l’autocritique. Il prétend avoir mené sa vie « à coups de hasards » : toujours présent, toujours là où il faut, au bon moment.
Derrière l’homme, qui défend son bilan, se cache un journaliste aveuglé par son ambition. En 2004, à l’occasion du 60e anniversaire de La Voix, il réécrivait benoîtement de vieux mensonges. La Voix du Nord n’est pas un journal issu de la Résistance comme l’affirme la légende (2). Le titre n’a surtout eu qu’une mission simple : celle de gagner de l’argent, beaucoup d’argent. L’histoire personnelle d’André Soleau, issu d’un milieu modeste, aurait pourtant pu modifier celle du journal de la Grand’Place. Il n’en a rien été. Sa carrière débute en 1972 en bas de l’échelle comme « employé sur route » de l’agence Voix du Nord de Fourmies où il vend de la publicité locale. « Je suis un fils de pauvres », insiste-t-il, racontant ses études secondaires financées par le Rotary Club d’Avesnes-sur- Helpe. Ces débuts placent le jeune homme dans la situation de celui qui doit se fabriquer par la force du travail. Le petit vendeur d’annonces publicitaires entrera à la rédaction en 1980. Onze années plus tard, après avoir cassé une grève de journalistes en faisant preuve d’une fidélité absolue à la direction, il sera nommé rédacteur en chef. Il atteindra le sommet de la hiérarchie en 2004 en tant que directeur général du groupe avant de démissionner. Cette décision brutale fut prise après la rencontre avec un certain Serge Dassault. Propriétaire de La Voix du Nord, entre 2004 et 2005, l’industriel entendait presser le groupe comme un citron. D’autres s’en étaient chargés bien avant lui. Ceux-là même qui ont fait connaître à André Soleau l’ivresse des sommets. En premier lieu : Jean-Louis Prévost, ancien président du directoire du groupe Voix du Nord qui quittera la Grand’Place avec un trésor de guerre de plus de 15 millions d’euros. Une fortune amassée à partir de 1989 grâce aux actions du journal.
 
Les dirigeants du journal avaient fait croire aux cadres l’intérêt de lancer une procédure de rachat de l’entreprise par ses salariés (RES) pour contrer un ramassage illégal d’actions initié par trois marchands de biens lillois. Les actions rachetées entre 2 500 et 7 500 F se vendront jusqu’à 100 000 F quinze ans plus tard. C’était imprévisible, paraît- il. Malgré sa fréquentation rapprochée des sphères du pouvoir, André Soleau ne s’aperçoit pas de ce qui se trame dans son entreprise. Il s’en passe pourtant de belles sous les yeux du cadre fidèle. Dès 1996, son PDG Jean-Louis Prévost traîne comme des casseroles les mises en examen. D’étranges individus, louches ou pas - un ancien rédacteur de L’Union de Reims, un directeur de la Banque de France ou un ex-patron de l’Agence France-Presse - errent dans les couloirs tandis que les membres de la direction engagent une bagarre de chiffonniers pour s’emparer de l’argent et du pouvoir. Les magouilleurs sont dans la place. Il y a le gonflage artificiel des ventes du titre auquel le directeur général met un terme. C’est un des scoops que renferme le livre. Mais il n’y a rien sur cet énorme détournement d’argent effectué depuis 1991 sur le revenu des vendeurs-colporteurs de presse ou de l’usage frauduleux de subventions européennes utilisés pour lancer la voixdunord.fr. Tel Ponce Pilate, l’ancien dirigeant s’en lave les mains. Finalement, l’un des souvenirs les plus pathétiques de la carrière d’André Soleau aura été cette perquisition en règle, le 14 janvier 2003, des bureaux de la direction du journal dans le cadre d’une enquête ouverte depuis 1997, après une plainte contre X pour escroquerie sur la valeur des titres. Il faudra attendre le 18 janvier – et non pas le lendemain de la perquisition - pour qu’il fasse publier un article non signé donnant une leçon de déontologie aux journalistes de France 3 qui avaient osé couvrir l’événement. Au cours de sa carrière, André Soleau aura tout vu. Il en aura perdu ses illusions. Et empoché une enveloppe de plus de trois millions d’euros, fruit de la vente de ses actions et du versement d’une forte indemnité de départ. Cela fait beaucoup pour un homme parti de rien. Et c’est peut-être en filigrane l’argent qui est à l’origine de ce livre plaidoyer. L’argent qui salit, qui corrompt tout comme le disait avec hypocrisie François Mitterrand. Car on peut lire ce témoignage comme la plaidoirie d’un ancien dirigeant qui aura assisté malgré lui au pillage de l’entreprise par des hommes abominablement vénaux. André Soleau n’est pas responsable, encore moins coupable des dérives honteuses de ses petits camarades. C’est un peu l’innocent aux mains pleines. Il s’excuse. Il a été « naïf », reconnaît- il. Par hasard, pas de sa faute, le « fils de pauvres » est devenu « un homme riche ». Un vrai roman balzacien…
 
F.L.
 
(1) La Voix du Nord, la grande braderie, L’Harmattan, novembre 2006. www.andresoleau.com ... André Soleau, qui a eu un compte rendu de son livre dans Les Echos, a refusé de nous rencontrer en raison de notre « vision d’un monde sans nuances », de nos « convictions d’une simplicité désarmante ». Bref, il nous traite d’imbéciles. Ce mépris traduit le refus de toute remise en question de son bilan. Cette réaction est à l’image du fossé qui sépare les présumées élites des médias des simples citoyens, quoique journalistes.
(2) La Voix du Nord, journal clandestin fondé en 1941 dans le quartier Fives à Lille, a été absorbé par les structures du Grand Echo du Nord de la France à la Libération. Le premier directeur et rédacteur en chef de La Voix du Nord avait été recruté par Jean Dubar, ancien patron de L’Echo du Nord, journal définitivement supprimé pour collaboration en novembre 1945. En fait quand La Voix du Nord paraît le 5 septembre 1944, ce titre n’a rien à voir avec l’esprit des fondateurs. Lire à ce sujet La Voix du Nord, histoire secrète, publié aux éditions Les Lumières de Lille.