1975, une autogestion ouvrière à Fives

desombre vivra nb 1Dans la famille des expériences autogestionnaires, on connaît peu les ouvrières de Desombre. À Fives, elles ont tenu une lutte de 17 mois contre leur patron. Et un peu aussi... contre leurs maris.

Retour quarante ans en arrière au début de l'année 1975. L'usine Desombre fait partie du secteur de l'habillement, dernier maillon de la longue chaîne de production textile. Elle fabrique des chemises pour des marques bien connues à l'époque : Ted Lapidus ou Jean-Paul Germain. Alain Desombre, le patron, est un notable respecté. Issu des grandes familles textiles du Nord, il est président de l'union régionale des industries de la confection Nord-Pas de Calais, de la commission régionale de l'emploi pour l'habillement et il siège confortablement à la Chambre de commerce et d'industrie de Lille. Comme beaucoup d'autres entreprises textiles du coin, Desombre emploie principalement des femmes et ne se prive pas pour les sous-payer. Pour se défendre, elles se syndiquent majoritairement à la CFDT qui prône, à l'époque, un syndicalisme de lutte de classe et surtout autogestionnaire. Des idéaux qu'elles vont pouvoir rapidement mettre en application.

Le 31 juillet, Alain Desombre annonce la mise en liquidation de l'entreprise quelques jours après que l'ensemble des salariées soit parti en congés payés. Ça pue le coup fourré. Les ouvrières reviennent dare-dare de congé et se lancent dans l'organisation d'assemblées du personnel et de campagne d'information auprès de l'opinion publique via distribution de tracts et communiqués de presse. L'enjeu est important : c'est l'ensemble des 200 salariées qui est menacé de licenciement sec.1

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Sans patron

« Desombre vivra ! » La grande banderole en tête de la manifestation le 23 septembre annonce la bataille qui s'entame. Le défilé emprunte les petites rues du quartier de Fives avant de finir dans le Vieux-Lille, devant la chambre patronale de l'habillement. C'est une usine de plus qui est en train de tomber. Le lendemain, le 24, Les Desombre déboulent dans l'émission « Midi Première » de Daniel Gilbert, sur TF1.2

Le 2 octobre la lutte prend un tournant plus radical. Réunies en assemblée générale, les ouvrières en lutte décident de bloquer toutes les sorties de marchandises et d'occuper l'entreprise jour et nuit. Pire : elles annoncent la reprise de l'activité, la remise en marche de l'outil de production. A partir de ce moment, les chemises, chemisiers et pyjama seront revendus, dans le quartier, au profit direct des travailleuses. Une caravane est installée sur le parking en face de l'usine : ce sera le QG de la lutte.

« Jusqu'au bout »

« On est bien décidées à continuer la lutte jusqu'au bout. » Paulette Delaval est l'une des déléguées CFDT qui parle le plus aux médias. Au travail devant son établi, elle répond à un journaliste de France 3 avec un regard déterminé. Elle raconte : « On veut trouver une solution là où on est. Trouver un emploi sur Fives, là où la moitié des gens habite : Fives, Hellemmes et Mons. Il y a les crèches et les écoles qui sont là tout près et pour nous les femmes c'est intéressant. »3 C'est encore elle qui répond en novembre 1975 au Clampin libéré, l’ancêtre de La Brique, pour expliquer que si le travail continue dans l'usine, il continue aussi à la maison : « Étant donné que le personnel est essentiellement féminin, on a des problèmes de maris et de gosses. On a aussi été obligé de faire appel à des militants extérieurs pour nous soutenir. »4 Et difficilement possible de compter sur les quelques ouvriers de l'usine : « Les hommes de l'usine ils étaient magasiniers, contremaîtres ou « bureaucrates », explique encore Paulette Delaval à des journalistes du Nouvel Obs. Ils se sont écrasés quand le patron a déposé le bilan. »5
En plus d'être démoralisateurs, les hommes sont carrément un frein à la lutte : « Ça n'a pas été facile avec les maris. Quand les femmes travaillent, pas de problème, c'est un salaire d'appoint, mais quand elles ne travaillent plus, il faut qu'elles restent chez elles. » Une lutte sur tous les fronts. Une ancienne, depuis quinze ans chez Desombre, détaille sa vie de femme gréviste : « A huit heure, je conduis les enfants à l'école. Je viens ici. A midi, je rentre pour le repas des enfants. Le mari mange à la cantine, c'est bien. Je reviens à deux heures jusqu'à cinq heures. Jamais le soir. »

« Opération commando »

Le 20 octobre c'est la stupéfaction. Après une décision du tribunal le 11 octobre, 100 flics se présentent à 4h du matin devant l'usine occupée. Ils viennent chercher les 20 000 chemises en stock dans l'usine. L’équivalent de 15 jours de boulot. C'est l'intervention de trop. Un brin paternalistes, les journaux locaux titrent sur l'« opération commando » contre « des femmes et des jeunes filles d'une usine de confection en lutte pour la sauvegarde de leur emploi. »6. Les Desombre s'installent devant l'usine et appellent à une manif le jour même. Le quartier se mobilise et d'autres usines en grève rappliquent également comme la CIP de Haisnes-la-Bassée... Un cortège s'engage vers la Chambre patronale de l'habillement qu'elles occuperont pendant deux heures. L'usine est réoccupée le jour même.

Le 10 novembre, une nouvelle assemblée générale reconduit l'occupation de l'usine, maintient le travail et acte la création d'une crèche au sein de l'usine. A partir de cette date, ce sont mères et enfants qui occuperont l'usine. Le soir du nouvel an, c'est les familles entières qui réveillonnent dans l'usine. Durant toute l'année 1976, la lutte continue. Après d’âpres négociations avec les pouvoirs publics, certaines ouvrières sont reclassées, d'autres reprises au sein de l'usine Godde-Bedin qui ferme quatre ans plus tard en 1981.
Aujourd'hui, l'usine Desombre est encore debout. Sa grande porte en fer trône toujours au 20 rue Cabanis à Fives. C'est le Secours Populaire.

Ettore Fontana

1. La joyeuse bande du nouvel APU Fives a consacré une partie de sa dernière balade urbaine à toute cette histoire. Pour plus d'infos : (ré)écouter l’émission Zapzalap sur Radio Campus qui lui était consacrée, zapzalap.wordpress.com, et l'article « Desombre vivra ! » dans le numéro 2 du journal de l'APU Fives, le déjà culte Triton Libéré.
2. Voir le beau livret en forme de récapitulatif de la lutte conservé aux archives du monde du travail. Merci Marine !
3. Ina.fr
4. « Desombre histoire... », Le Clampin Libéré, n°14, novembre-décembre 1975.
5. « Les cinquante-sept « dures » de Fives », Le Nouvel Observateur, 7 mars 1977.
6. « La police intervient de nuit contre les ouvrières de l'usine Desombre (confection) Lille », Liberté, 21 octobre 1975.