"Schizo Diffusion"

Les années 70 : une période agitée où la radicalisation des mouvements contestataires et la contre culture post-68 emplissaient les rues et la tête d’une jeunesse avide de révolution sociale, politique et sexuelle. Nous avons rencontré deux des animateurs et animatrices de cette époque révolue : un collectif multiforme ayant comme principale activité la tenue d’une librairie « alternative » et libertaire.

Schizo Diffusion se monte dans un contexte où trouver l’information en dehors des espaces médiatiques sous contrôle est difficile. La presse alternative existe bien, mais les réseaux de diffusion ne sont pas encore ce qu’ils seront plus tard : pas d’internet, auto-édition confinée, l’ordinateur personnel n’existe pas encore...

Il y a bien Le Furet (1), mais le relais des écrits contestataires ou décalés n’est déjà pas leur spécialité. En 1974, un petit groupe de jeunes décide de créer un lieu sur Lille (rue St Etienne) où regrouper ce qui se fait sur le sujet. Avec Paris à trois heures de 4L, la collecte chez les éditeurs et librairies de la capitale peut se faire sans trop d’inconvénients, une fois par quinzaine. La librairie Le trou des Halles est un de leur principaux fournisseurs. Installée à la place de ce qui sera le futur Centre Pompidou, la librairie parisienne occupe un véritable « trou » laissé par la destruction de tout un quartier, dans l’attente de la modernité présidentielle et tuyautée.

Mai 68 en héritage

Une centaine de revues libertaires, marxistes, gauchistes, situationnistes, anarchistes, artistiques... à peu près 2000 ouvrages neufs en rayon (dont l’intégrale des éditions Champs Libre), le tout offert à la population lilloise. Si la diffusion laisse à désirer, la production se porte bien. Les thématiques abordées ont traversé les époques jusqu’à nous : écologie radicale naissante, éducation libre, anti-psychiatrie, féminisme, revendications des minorités raciales, défense des clandestins, de la Palestine, etc. Le collectif entend faire preuve d’ouverture et ne pas se cloisonner à une idéologie trop restreinte... mais de gauche et radicale, certes. De plus, une large place est accordée à tout ce qui a trait à la production artistique : musique, sérigraphie, édition picturale ; la créativité avait bonne place dans l’utopie révolutionnaire. Notre interlocuteur nous dit avoir monté à cette époque un des touts premiers clips musicaux créé au sein du collectif Vidéo-Speed, soit bien avant « l’avant garde » télévisuelle des années 80. Idem pour son comparse gérant un atelier de sérigraphie ouvert à tous et à toutes. Un outil précieux alors que la reprographie était réservée aux industries du média. Evoquant les mobilisations étudiantes actuelles, il se rappelle avoir monté son atelier de sérigraphie mobile sur le campus de Lille 1, lors des mobilisations de 1977 contre la loi Soisson. Installé dans le bâtiment SN1, il permettait d’imprimer sur place les slogans colorés des grévistes.

Le « Ici et maintenant »

Si on les interroge sur leur sensiblité de l’époque, ils et elles se réclament sans chapelle, plutôt anarchistes, mais volontairement en dehors de toute organisation. Le lieu sert alors de point de repères a plusieurs mouvements locaux, tels que le MLAC (Mouvement Liberté Avortement Clandestin) ou le GLH (Groupe Libertaire Homosexuel). Un lieu parfois considéré comme repère d’« extrémistes ». Il est d’ailleurs sous surveillance. La consommation de drogues, pétards compris, est proscrite dans la librairie : aucune posture morale mais plutôt le souci de ne pas se faire épingler, la consommation de substances interdites servant souvent aux RG et autres fouteurs de merde à coffrer les coupables. Le lieu est donc «  clean  ».. Il se présente comme libraire «  classique  ». Bien qu’il n’ait pas le statut légal de librairie, il affiche sans complexe une belle vitrine donnant sur la rue.

Le collectif n’entend pas fomenter des coups d’Etat ou autres tentatives violentes de subversion. Leur slogan pourrait être «  ici et maintenant  », dans le sens où l’expérience révolutionnaire de 68 ayant tourné court, l’objectif est bien de maintenir en vie des pratiques et des idées, dans l’expérimentation immédiate d’une autre vie, motivée par d’autres principes que ceux de la marchandise triomphante. Le collectif se retrouve à vivre ensemble, en «  autogestion  », dans un squat du Vieux-Lille lorsque ce dernier n’était pas encore soumis à la spéculation immobilière. Appelé "Le sept", situé rue des trois molettes, l’habitation est occupée par une dizaine de filles et garçons, expérimentant la remise en question du quotidien, des modes de consommation, et du couple... dans tout ce qu’il comporte de conformisme bourgeois. C’est aussi le temps des communautés «  nature  ».

La fin d’une histoire toujours d’actualité

Concernant l’argent, le chômage n’est pas à l’ordre du jour : travailler quelques jours pour ensuite faire ce qu’on aime est largement possible pour qui ne consomme pas sa vie à la gagner. Pourtant, après plus de deux ans de service, la librairie ferme «  tout naturellement  ». Tenue exclusivement par des bénévoles, les motivés poursuivent leur chemin chacune et chacun de leur côté. Un peu de fatigue, une certaine ambiance due à l’époque : la crise économique naissante... Un repli sur la sphère individuelle, au détriment du sens collectif. C’est la désagrégation de la plupart des communautés. Pourtant, pas de mésententes ni de crise politique au sein de Schizo : simplement l’envie d’aller voir ailleurs. Pas de regrets non plus, mais l’idée d’avoir vécu un bon moment qui aura duré trois ans.Retour ligne automatique
Si on leur demande ce qu’ils pensent des mobilisations actuelles, nos deux rescapés répondent que la grande différence est la façon de «  se regarder faire  ». La « préoccupation par rapport à l’image » que l’on donne de soi et de ses actes. Si aujourd’hui cette question semble aller de soi, à l’époque, les activistes font ce qu’ils jugent bon de faire suivant des principes et non en rapport à un éventuel traitement médiatique. Si les temps changent... la rencontre avec ces agitateurs de consciences nous fait dire que l’héritage de mai 68, contrairement à ce que déclare Sarkozy, est loin d’être enterré. Hasta la victoria siempre !

1 : Racheté par Dassault le marchand d’arme

NB : Merci à Chris pour les illustrations !

La mite