Le front lillois de la guerre d’Algérie

messaliDans les années 1950 à Lille, on compte entre 2500 et 3000 algériens. Des prolétaires pour la plupart. Bien avant les débuts de la guerre en 1954 ils intègrent les rangs de l’indépendance algérienne. Mais ici comme ailleurs, le mouvement nationaliste est entre deux feux. D’un côté, la police réprime d’une main de fer les militants algériens et leurs soutiens. De l’autre, la lutte entre les partisans du leader historique Messali Hadj et ceux du FLN tourne au règlement de comptes armé.

 

Dès 1934, Messali passe dans le Nord implanter son Étoile nord-africaine (ENA), l’organisation nationaliste fondée en 1926 à Paris. Il comprend la position stratégique de la région. Plus tard, elle sera la plaque tournante pour distribuer les armes et l’argent planqués en Belgique. Entre temps, l’ENA est dissoute par le Front populaire. Messali fonde le Parti du Peuple Algérien. À partir de 1948, le Nord-Pas de Calais est une région de forte immigration algérienne. L’industrie lourde y est gloutonne en ouvriers spécialisés. Or les jeunes de la région, moins diplômés que la moyenne nationale, sont massivement appelés par l’armée en poste au Maghreb. Ceux du bassin minier sont surnommés les « régiments de polonais ». Les patrons ont alors besoin de bras, ils les trouveront dans la jeunesse algérienne.

En 1953, le Parti du Peuple Algérien, interdit en 1939, est reconstitué à la libération sous l’appellation Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques, est dans la région. Sentant que les moyens de pression traditionnels comme la grève n’y suffiront pas, il donne ses instructions sur le maniement des armes. Le 3 octobre 1954, un mois avant le lancement de l’offensive sur le territoire algérien, les nationalistes de la métropole lilloise manifestent aux cris de « Libérez Messali » contre la mesure d’éloignement de leur leader. La police envoie deux personnes à l’hôpital. Beaucoup sont arrêtés puis abandonnés à plusieurs kilomètres de Lille à la nuit tombée. Ils doivent revenir à pied.

Pendant ce temps-là, le reste de la population survit entre la misère de l’après-guerre et les promesses des Trente Glorieuses portées par les automobiles, le téléphone ou la télévision qui arrivent progressivement.

Feu aux colonnes blindées

Le 1er novembre 1954, c’est la Toussaint. Sur le sol algérien, les militaires et policiers français sont de repos. Une partie de l’Organisation Spéciale, la branche armée du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), en profite pour lancer les hostilités sans l’accord des dirigeants regroupés autour de Messali. Ils attaquent les postes de police et de gendarmerie avec des engins incendiaires. « Les terroristes algériens [s’inspirent] des méthodes criminelles des fellaghas tunisiens et des bandits marocains » d’après La Voix du Nord qui s’empresse de titrer, le lendemain, que « les terroristes ont obéi à un mot d’ordre venu de l’étranger [et que] les hors-la-loi maintiennent une certaine pression ». Comme le reste de la presse, le quotidien régional choisit son camp : l’Algérie française et le discrédit des indépendantistes.

« L’action des fellaghas ne permet pas de concevoir, en quelque forme que ce soit, une négociation. […] Elle ne peut trouver qu’une formule terminale, la guerre » répond François Mitterrand, ministre de l’Intérieur. Le gouvernement envoie le contingent en renfort. Les arrestations se multiplient en Algérie comme en métropole. Les avions mitraillent les populations et combattants de la région des Aurès. Dans le Nord-Pas de Calais, la police dissout le mouvement messaliste et perquisitionne ses militants. Le 19 novembre, l’éditorialiste de La Voix André Stibio ne laisse aucun doute sur les penchants de son torche-bidasse : « Que [le gouvernement] ne donne pas le coup de semonce nécessaire, cela ne saurait se concevoir plus longtemps. On a entendu à l’Assemblée d’énergiques propos du président du Conseil et du ministre de l’Intérieur. On voudrait que les actes suivent à présent. »

Le 1er mai 1955, la CGT défile dans les rues lilloises. Les travailleurs algériens aussi. Quand le syndicat leur demande d’intégrer leur cortège, les immigrés refusent et sortent les drapeaux vert et blanc de l’Algérie indépendante. Pour la flicaille, c’est inacceptable. La manif tourne à la bataille rangée. Pendant trois heures, 1200 militants algériens saccagent le centre-ville et s’attaquent à la police. Une quinzaine d’agents blessés et 70 arrestations soldent la journée. Quelques semaines plus tard, le jeune ouvrier du bâtiment Pierre Morain est arrêté à Lille par la DST « pour avoir manifesté un mauvais esprit en matière de politique algérienne », note Albert Camus dans L’Express le 6 novembre 1955. Envoyé de Paris par un groupe clandestin de la Fédération anarchiste, et en accord avec Messali pour politiser les ouvriers sur l’Algérie, il est le premier français métropolitain incarcéré pour le soutien aux nationalistes.

L’escalade de la violence

Deux jours après le massacre de Douai du 9 octobre 1955, La Voix relate : « Trois cents Nord-Africains […], hurlant, brandissant des pancartes portant des slogans nationalistes, s’étaient alors engagés au pas de charge dans les artères principales de la ville, quand, d’un premier car de police, descendirent un brigadier et un agent qui tentèrent avec courage, mais vainement, d’arrêter les manifestants fanatisés. » Couteaux, barres de fer, jets de pierre débordent la police qui appelle les gendarmes. Bilan : deux morts et six blessés par balle. Au même moment à Lille, 150 algériens manifestent aux abords de la gare. Pour une pancarte appelant à une assemblée algérienne souveraine, le commissaire envoie les bleus. 19 arrestations. Le 13 octobre, l’édito de La Voix appuie les propos du ministre des Affaires étrangères, membre du Centre national des indépendants et paysans, l’extrême droite partisane de l’Algérie française : « Nous avons tous présentes à l’esprit les déclarations à la fois si énergiques et réconfortantes par lesquelles, devant l’assemblée générale des Nations Unies, Antoine Pinay a précisé que l’Algérie était et demeurerait française. »


Le 6 février 1956, le socialiste Guy Mollet, président du Conseil, est en déplacement à Alger. Il est reçu à coups de tomates. Face au durcissement de la résistance, il double le nombre de militaires sur le territoire algérien et s’octroie, avec l’aide des députés communistes, les « pouvoirs spéciaux ». La violence monte d’un cran. Le 26 mars 1956, un mot d’ordre de grève contre la répression en Algérie est lancé chez les travailleurs nationalistes. Dans le quartier Saint Sauveur, la plupart des cafés algériens baissent le rideau. Dès 8 heures du matin, les patrouilles embarquent les petits groupes qui se rendent à la manif. À 10 heures, au point de rendez-vous, personne n’est présent. « Une opération menée de main de maître » se réjouit La Voix. 300 arrestations. À la fin de l’année 1956, les premiers appelés sont en permission et reviennent dans la région. Dans les mouvements de jeunesse chrétienne notamment, les langues se délient et laissent entendre les actes de torture perpétrés en Algérie.

Le 7 janvier 1957 à Alger, le Général Massu se voit confier tous les pouvoirs de police. L’ambiance se corse. À quelques jours d’un nouveau débat à l’ONU, Messali dénonce auprès des dignitaires internationaux l’utilisation du Napalm par l’armée française. Le Mouvement Nationaliste Algérien (MNA) de Messali et le FLN préparent une grève de chaque côté de la Méditerranée pour le 28 janvier. À Lille, près de 80 % des algériens arrêtent le travail. Deux rassemblements – l’un sur l’avenue du Peuple belge dans le Vieux Lille, et l’autre aux abords du marché de Wazemmes – comptent se rejoindre devant la préfecture mais la police les en empêche. Des coups de feu retentissent rue d’Angleterre. Ils sont tirés par un policier qui repousse les manifestants. En fin de journée, on compte entre 400 et 500 arrestations.

La guerre des cafés

La concurrence entre partisans du vieux Messali Hadj et ceux du FLN prend une tournure militaire entre groupes de choc respectifs. L’été 1957 est particulièrement meurtrier. Le 12 juillet à Roubaix, Ahmed Benali prend trois balles. Le 15 juillet à Jeumont, « deux Nord-Africains armés de revolvers attaquèrent deux de leurs frères de race » relate La Voix. Le 4 août, deux bandes rivales du MNA et du FLN échangent des tirs rue de Condé, à Moulins-Lille. Ils seront condamnés aux travaux forcés à perpétuité. Le 26 août, cinq militants du MNA incendient un café situé dans un bout de la rue Saint Sauveur aujourd’hui disparu. On compte deux morts. Une semaine plus tôt, le gérant avait séquestré et ligoté dans sa cave huit personnes du MNA. Le 19 octobre, trois militants du MNA sont découverts morts dans la forêt de Nieppe.

Le 20 octobre 1957, une fusillade devant un café de la rue de Tournai fait deux morts : un algérien de Roubaix et un passant de quinze ans. Les bonnes gens de la rue interpellent les autorités : « Depuis quatre mois des attentats, des fusillades répétées n’ont pas fait moins de dix morts, dont hier encore une jeune victime innocente. […] Dans ces conditions, les commerçants et habitants de la rue de Tournai réclament des services publics une surveillance accrue des milieux nord-africains et tout particulièrement le contrôle des individus notoirement sans emploi ni moyens légaux d’existence. » La Voix du Nord savoure et espère que leur demande « trouvera une satisfaction immédiate par l’épuration totale des éléments douteux du quartier. » Oui, l’épuration totale. Ils auront satisfaction à la fin des années 1960 quand le quartier Saint Sauveur, surnommé la « Medina » de Lille, sera « réhabilité ». Les « taudis » et les petites rues populeuses habitées par des centaines de gosses et d’algériens laisseront la place à de larges avenues routières, des grands ensembles fonctionnels et des bâtiments administratifs. La zone est pacifiée. Nettoyée.

Un an plus tard, à la rentrée 1958, l’histoire s’accélère. Le généralissime s’est taillé une République à la mesure de son costume. Dans toute la France les attentats se multiplient. Le 15 septembre, le ministre de l’information Jacques Soustelle, fameux ethnologue défenseur de l’assimilation des musulmans, échappe de peu à un attentat place de l’Étoile à Paris. Mais dans le Nord, les nationalistes s’embourbent. Le 4 octobre 1959, Messali est au cimetière de Lille sud. Il enterre un de ses gardes du corps tué par le FLN. Les 27, 28 et 29 octobre, l’Union syndicale des travailleurs algériens (USTA), fondée par des membres du MNA passés par la III° Internationale, règle ses comptes lors de son congrès national qui se tient à la salle des fêtes de Fives. M. Bensid, le secrétaire général, dénonce « les prétentions ambitieuses des apprentis dictateurs du Caire et de Tunis qui se posent en représentants uniques des intérêts algériens ». Auguste Lecoeur, dissident d’un parti communiste stalinisé et ancien maire de Lens, salue les membres de l’USTA qu’il considère comme les « seuls représentants authentiques de la classe ouvrière algérienne ». Le dernier jour du congrès, Messali annonce que « dans l’Algérie meurtrie, appauvrie, ignorante, l’USTA aura en effet une tâche écrasante : élever la conscience du prolétariat au niveau des nécessités de la technique moderne et du planisme. » Toute une époque... La guerre « fratricide » entre partisans du MNA et du FLN aura fait 4000 morts en France et plus de 600 dans le Nord-Pas de Calais, région qui restera majoritairement messaliste.


Le 4 octobre 1959, Messali Hadj est au cimetière de Lille sud.

La riposte fasciste

Le 23 avril 1961, trois mois après le référendum sur l’autodétermination approuvé à 70 % par les électeurs, une bande de généraux factieux emmenés par Raoul Salan, un ancien de l’Indochine, échoue dans sa tentative de putsch à Alger. Ils créent l’Organisation armée secrète. L’OAS. Le 7 janvier 1962, les bureaux de la fédération communiste du Nord, rue Inkermann à Lille, essuient des coups de feu tirés depuis la voiture d’un adjudant proche de l’OAS. Huit jours plus tard, c’est la Maison des étudiants et les locaux de l’UNEF qui sont visés par une bombe. Le lendemain, 4 000 manifestants défilent dans les rues lilloises. Le soir du 28 mars 1962, les locaux de la librairie La Renaissance et la rédaction lilloise du quotidien communiste Liberté, situés au 24 rue de Tournai, sont plastiqués. Au même moment, une autre bombe éclate rue Paul Lafargue à Wazemmes dans un bâtiment occupé par des algériens. Face à la violence de l’OAS, les comités antifascistes se multiplient dans les usines et les facultés.

Très vite, les journalistes de Liberté enquêtent sur les réseaux OAS de la région. On retrouve des militaires, quelques « pieds noirs » embauchés par la police, mais surtout, pensent-ils, des industriels : « Les sympathies du patronat textile pour l’O.A.S. sont connues, avance le quotidien communiste, les seigneurs roubaisiens de la laine ont investi des capitaux en Algérie. Objectif : utiliser une main d’œuvre extrêmement bon marché, fabriquer une ’’camelote’’ à bas prix de revient et facile à ’’bazarder’’ sur le marché local ». Difficile d’affirmer pour autant une filiation largement partagée par le patronat nordiste avec l’OAS, les futurs accords d’Evian leur permettant de garder la main mise sur le marché algérien.

Sur les bancs de l’Assemblée nationale, on compte deux députés nordistes pour défendre l’Algérie française. Léon Delbecque, proche de Jacques Soustelle et du général Massu, est le directeur d’un peignage appartenant à Alfred Motte. Il rejoint le groupe « Unité de la République » suite au référendum. Bertrand Motte, député de Lille, président du groupe « indépendant - paysan » à l’Assemblée et membre de la grande famille roubaisienne, plaide « contre la levée de l’immunité parlementaire du fasciste Le Pen » note Liberté en janvier 1962. Il vote « l’amendement Salan » qui prévoit de reconstituer les « Unités territoriales » responsables, deux ans plus tôt, de la « semaine des barricades » emmenée par les plus farouches défenseurs de l’Algérie française. Le tout sans jamais condamner les attentats de l’OAS. La violence de ces « ultras » de l’Algérie française continueront après le cessez-le-feu du 18 mars et jusqu’à la veille de l’indépendance le 3 juillet 1962. Ses dirigeants seront amnistiés et libérés par de Gaulle suite aux évènements de mai 1968 et de son entretien avec Massu à Baden Baden.

Texte : tomjo
Dessins : Tarik Feham
Bédé : Flo

Notes
Sur l’histoire régionale, vous pouvez lire Le mouvement nationaliste algérien dans le nord (1947-1957), Fidaou el Dzaïr de Jean-René Genty, L’Harmattan, 2008. Ou encore Mon père ce terroriste de Lakhdar Belaïd, éd. Seuil, 2008. Ainsi que les films Les Jardiniers de la rue des martyrs de Leila Habchi et Benoît Prin, 2003. Ou Une autre guerre d’Algérie de Djamel Zaoui, 2003.