Mixité : l'égalité déchante

mixiteÉdith Maruéjouls est chargée de mission « égalité » au sein de la mairie de Floirac, commune girondine de 16 000 habitant.es. Elle contribue à définir et à mettre en œuvre une politique d'égalité dans les pratiques de loisirs entre hommes et femmes. Elle a soutenu en 2014 une thèse en géographie du genre intitulée « Mixité, égalité et genre dans les espaces du loisir des jeunes. Pertinence d'un paradigme féministe ». Elle évoque dans cet entretien son travail sur les inégalités réelles entre les sexes et aborde plus particulièrement le cas des espaces de loisir des jeunes, terreau de ces processus.
 
Vous expliquez que l’égalité est un projet fondamental qui structure la réalité des rapports entre hommes et femmes.
 
L’égalité doit avoir un niveau opérationnel sur le territoire. Dans le triptyque républicain français « liberté-égalité-fraternité », l’égalité est un projet politique. La liberté et la fraternité sont davantage des notions philosophiques – qui sont certes aussi des projets sociétaux – mais la notion d’égalité doit avoir une mise en pratique sur le territoire. Aujourd’hui, il y a une égalité en droit mais, finalement, l’égalité de traitement est très fragile. L’égalité, dans un pays républicain et laïc, est la première des revendications, elle est censée permettre l’expression de la liberté. Si vous n’avez pas l’égalité en droits, ce n’est même pas la peine d’interroger l’égalité dans la société : c’est donc un enjeu démocratique.
 
Comment s’observe concrètement la question de l’(in)égalité au sein des politiques publiques de loisir que vous avez étudiées ?
 
Dans les loisirs, comme dans beaucoup d’autres domaines, il y a une inégalité sur trois champs : inégale redistribution de l’impôt, inégal accès, inégale valeur entre les filles et les garçons.

L’inégale redistribution d’abord. Une société n’est pas égalitaire si la question de la justice sociale n’est pas posée. Mon travail questionne par exemple la redistribution de l’impôt. Lorsque des équipements sont mis en place via des politiques publiques, l’impôt est redistribué avec un objectif ; en l’occurrence, celui de permettre aux gens qui en sont le plus éloignés l’accès à des droits fondamentaux : l’équipement, la santé, la nourriture, etc. Si ces équipements et ces politiques-là s’adressent à 90 % à des hommes, c’est un problème égalitaire, ce n’est pas plus compliqué que ça. C’est comme si vous vous rendiez compte qu’il y a 90 % de patients de sexe masculin dans les hôpitaux publics : vous poseriez légitimement la question de la santé des femmes. Où vont-elles se faire soigner ? Qu’en est-il de leur santé ? Nous pouvons poser des questions similaires pour le loisir.

Intéressons-nous aussi à l’égal accès : c’est la question de l’offre. Il faut sortir de l’idée selon laquelle tous les équipements sont ouverts ; que tout le monde peut faire ce qu’il veut ; que si les femmes ne viennent pas, c’est qu’elles n’en ont pas envie ; que si les femmes ne sont pas dans l’espace public, c’est qu’elles n’y trouvent pas leur compte. C’est faux. Parce que l’offre est déjà discriminante. Si vous êtes une jeune fille, vous ne pouvez pas pratiquer toutes les activités sportives comme un garçon, parce qu’il n’y a pas d’équipes féminines dans une majorité de sports.

Enfin, le dernier problème, c’est l’inégale valeur : les choix politiques, les choix d’équipement montrent encore aujourd’hui l’hégémonie masculine. Et force est de constater, sur le terrain, que l’activité sportive d’une fille ou d’une femme n’a pas la même valeur que celle d’un garçon ou d’un homme, eu égard aux équipements, aux investissements.

Vous parlez de « décrochage des filles de l’espace public à l’adolescence ». Dans quelle mesure des phénomènes d’inégalités observables chez les adultes (présence moindre dans l’espace public et une forme de cantonnement à certains lieux) s’ancrent déjà au moment de l’adolescence, voire de l’enfance ?
 
Je fais depuis longtemps un travail pédagogique sur la question du micro-espace de loisirs que constitue la cour de récréation. Je travaille depuis 2010 dans une école, avec un projet d’école égalitaire. J’ai aussi expérimenté cette problématique au collège. C’est un lieu qui révèle que les questions de stéréotypes ne vous tombent pas dessus quand vous marchez. C’est au contraire inscrit durablement dans la question comportementale. Les stéréotypes sont aussi un vêtement social, un symbole d’appartenance à un groupe ; « Vous appartenez à ce groupe-là », et derrière, des déclinaisons : « Vous êtes une femme », donc « vous ne savez pas conduire », etc. Mais il n’y a pas que des choses caricaturales. Dans la cour de récréation, quand 20 % des enfants – les garçons – occupent 80 % de l’espace, cela interroge la capacité à négocier à égalité l’espace.
 
Prenons l’exemple du foot : symboliquement, le terrain de foot sert d’abord à délimiter un espace réservé, davantage qu’à jouer. On se rend bien compte que les garçons ne respectent pas les lignes ; que quand le ballon sort, ils ne font pas de touches en respectant les règles du jeu. Une forme de relégation se révèle derrière la ligne du terrain de foot : non seulement elle signifie que le corps des filles ne peut pas prendre sa place, que les filles ne sont pas légitimes dans l’espace central, mais en plus elles n’apprennent pas à négocier. Les effets sont durables. Finalement, quand on dit aux filles : « Vous êtes une fille, vous ne pouvez pas faire... », « J’ai pas de sport pour vous, c’est pas possible de faire cette pratique », elles intègrent cette relégation. Sur tous les clubs que j’étudie, 9 à 11 sports sont non-mixtes masculins, alors qu’on ne trouve que trois sports non-mixtes féminins. Les filles font de la danse et du twirling-bâton, tandis que les garçons font du foot, du rugby, du tennis, du judo... Le décrochage vient de ces signes de la performance, ce qu’on appelle la police du genre au quotidien et qui fait que vous ne vous demandez plus si c’est juste ou injuste. Ça s’entretient dès l’école élémentaire : ce n'est pas que la question de l’adolescence. Le collège accentue la relégation, car c’est une période de construction identitaire. Il peut y avoir des groupes de garçons qui font des activités qui se rapprochent du monde défini des femmes et des jeunes filles, qui vont complètement cesser leur activité à l’entrée au collège. C’est symptomatique.
 
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On voit de plus en plus apparaître des structures réservées aux « jeunes », comme des skate parks. Pourquoi les filles ne pourraient-elles pas s’en emparer et se les approprier ?
 
À mon avis, une question n’est pas réglée, et empêche cette appropriation : celle de la protection affective. Si on dit à une fille : « T’as qu’à y aller ! » (sur le city-stade ou sur le skate park), elle va subir une violence symbolique, elle va ressentir une relégation, et elle ne peut pas la résoudre toute seule. Les filles le disent : « On n’a pas le droit d’aller sur le terrain de foot ». Aucun cadre d’émancipation n’est posé. On n’« émancipe » pas les gens. Toutes seules, elles ne peuvent pas y arriver, seulement à plusieurs peut-être...
 
Avec des animateurs et des animatrices formé.es pour, il va se trouver des filles sur les skate parks, avec des stratégies, etc. Dès que ils et elles s’en vont et que l’équipement devient espace public pour tou.tes, complètement libre, les garçons reprennent la place et les filles n'y entrent pas. Ce n'est donc pas seulement une question de pratique, d'expérimentation ou de technique. Elles se trouvent confrontées à la question de l'auto-limitation, de l'auto-injonction. Aujourd'hui quand vous demandez à un garçon pourquoi il ne danse pas, il va vous répondre : « Parce que j'aime pas ». Il ne va pas vous dire : « C'est parce que demain quand je vais rentrer au collège je vais être mis dans une catégorie qui va me flinguer pour quasiment le reste de ma vie ».

Vous insistez sur l'importance du mélange, et vous parlez de « mixité active » à mettre en place entre filles et garçons. Qu'est-ce que cela signifie ?
 
Je pense qu'il faut mettre en œuvre l'expression des différences, c'est-à-dire une véritable construction identitaire qui casse les groupes d'appartenance. Mais pour cela, il faut d'abord reconnaître les similitudes. Filles et garçons peuvent avoir des similitudes, parce qu'ils et elles partagent du temps ensemble, des jeux ensemble, parce qu'ils et elles rient ensemble, parce qu'ils et elles transpirent ensemble, parce qu'ils et elles se reconnaissent en tant qu'êtres humains. C'est un peu cul-cul : est-ce que jouer ensemble, c'est important ? Est-ce que quand on ne sait pas, on peut jouer ? Qui définit les règles ? Est-ce que c'est important, d'avoir des règles ? Ce sont des questions très basiques qui interrogent les légitimités de fait. Quand on parle des rapports sociaux de sexe, on parle d'une structure sociale, d'un ordre social qui met en œuvre des stéréotypes pour distinguer des rôles sociaux, et du sexisme pour les hiérarchiser ; si on reproduit ça dans nos activités, on ne peut pas déconstruire les stéréotypes. Les mélanges ne se font pas dans les activités de loisirs des jeunes. Les enfants sont ensemble à l'école primaire et au collège, avec un degré de mélange que j'ai essayé de mesurer aussi, mais sans mélange, sans partage possible, donc sans que les enfants puissent remettre en cause le sexisme et les stéréotypes, car on les prive de cette prise de conscience.
 
La question de l'égalité, ce n'est pas la question du consensus. C'est l'expression du dissensus mais dans un cadre égalitaire. Quand on se parle, on a la même valeur ; le tout n'est pas forcément d'être d'accord, mais de négocier. Mélanger dans le partage, c'est cela la « mixité active ». On mélange, et derrière on offre la possibilité aux enfants et aux adultes d'expérimenter des alternatives. Dans tous ces enjeux-là, on est confronté à une ambiguïté : ne renforce-t-on pas des stéréotypes en promouvant telle ou telle chose ?
Finalement, on peut se dire qu'il existe des valeurs transversales. Par exemple, la question du « monde des femmes », « la bienveillance », « prendre soin », qu'est-ce que ça a comme valeur sociétale ? Et, à partir de là, comment un garçon s'approprie ses émotions, ou prend soin de lui-même ? Une société ne sera pas égalitaire parce que toutes les femmes seraient dans le pouvoir ou auraient la capacité de se défendre. C'est un modèle à réinventer dans lequel on trouve un peu de tout cela.
 
Au niveau des politiques publiques, ou au moins au niveau où vous travaillez, la question du sexisme est-elle posée ou intégrée comme telle ?
 
Non, elle ne l'est pas encore ! La structuration de la société survit à sa propre modernisation : ce ne sont pas les mêmes êtres humains qu'il y a dix ans, on n'a pas les mêmes modes de communication, des thèmes comme l'écologie sont aujourd'hui prégnants... Mais la structuration autour du sexisme demeure. C'est observable sur la question des violences. Derrière, il existe quand même un enjeu pour nous : une société démocratique ne peut pas se contenter de garder tous les ans le même taux de crimes conjugaux, le même taux d'emprisonnement des hommes. Tout cela a un coût et des effets concrets. Ce n'est pas parce qu'on met en place des politiques sociales qu'on lutte effectivement contre les discriminations. Faire de l'égalité demande une démarche intégrée d'égalité, c'est-à-dire interroger l'ensemble de ces politiques publiques sous l'angle des rapports sociaux de sexe : qu'est-ce que je produis à travers cet équipement, cette activité, cette politique, sur la question du sexisme, de la hiérarchie des groupes sociaux de sexe, de la déconstruction des stéréotypes sexués ? C'est un travail de consentement collectif sur le fait que ce soit un sujet sociétal et le premier frein, c'est de réduire une question politique à sa seule dimension professionnelle. Quel regard je pose, et quels outils je mets en œuvre pour évaluer, expérimenter, changer les choses ?
 
Finalement, comment repérer et remédier à l'organisation genrée de l'espace public ?
 
La première question à se poser est : est-ce que tout le monde peut, concrètement, physiquement, expérimenter ou pas un loisir ? Et après on demande si on veut. Je dirais que si vous ne pouvez pas, vous ne pouvez pas vouloir. C'est important de poser ces questions-là avec des jeunes. On peut ne pas dessiner des terrains de foot dans les cours de récréation ; ça ne veut pas dire qu'on ne peut pas y jouer, mais on ne légitime pas des endroits dévolus à telle ou telle activité, et donc réservés aux filles ou aux garçons. On peut dire aussi qu'on fait une structure qui convienne à tout le monde. Donc ça veut dire des espaces modulables. Et puis l'espace, ce n'est pas qu'une question d'usages, c'est aussi une question de temporalité.
 
À chaque fois qu'on a inscrit des usages, on a trop proscrit les autres. Aujourd'hui la ville est complètement morcelée : on ne retrouve plus les espaces à réunion, à mixité, à débat... dans l'espace public. Il faut réenvahir tout ça, il faut sortir de ces mono-usages. Si à un endroit ne sont autorisés que des jeunes hommes, ça veut dire que tous les autres sont exclus : les personnes âgées, les enfants... La mixité fille-garçon et l'égalité femme-homme, c'est une question d'égalité humaine et de mixité humaine. Donc c'est aussi une question sur le projet sociétal et politique qu'on veut faire.
 
Propos recueillis par Philémon

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