Mélange des genres...

La fameuse « théorie du genre » s’est imposée dans le débat public suite à l’ouverture du mariage aux couples de même sexe et à l’expérimentation de l’ABCD de l’Égalité. Réveillant les sensibilités de tout poil, sa surmédiatisation a mis au jour quelques unes des tensions qui parcourent la société de sa base jusqu’au sommet. Mais à bien y regarder, la fumeuse « théorie du genre » navigue entre amalgames, désinformation et cadrage des perceptions. Un pas de côté s’impose donc pour retrouver le Nord et tenter de comprendre les enjeux de cette polémique…

 

Il l’a promis, il l’a fait... ou presque. Après avoir voté la loi Taubira [1], F. Hollande tente de faire d’une pierre deux coups grâce à l’ABCD de l’Égalité. Dispositif brandi à la fois comme le nouveau fer de lance de sa lutte contre les inégalités hommes/femmes et, dans le même temps, comme partie intégrante de la politique de reconnaissance menée en direction des minorités sexuelles. Tout un programme ? L’ABCD est actuellement en fin d’expérimentation dans dix académies volontaires. C’est le fruit d’une convention passée entre les ministères de l’Éducation nationale et du Droit des femmes. Ainsi, la lourde tâche de mettre un terme à la domination masculine et hétérosexuelle repose sur les épaules des professeur-es, nouveaux « hussards noirs de l‘égalité ». En substance, il se décline en quelques heures de formation, destinées à les sensibiliser aux questions de genre, accompagnées d’un site internet qui centralise les outils pédagogiques à leur disposition. Basta ! En gros, les conférences et autres supports commentés consultables en ligne expliquent que papa a le droit de faire le ménage et de changer bébé tandis que maman a le droit de travailler. Pas vraiment de quoi se réclamer d’une avancée historique, ni crier au scandale… Alors, pourquoi tant de déchaînements ?

Un coup de pub… qui tourne au vinaigre

Au moment où la mise en œuvre de l’ABCD est annoncée, les conditions de son succès semblent réunies : une large partie de l’électorat PS est déjà acquise à l’idée d’une nécessaire reconnaissance de l’évolution des mœurs françaises. Pour un parti « socialiste » qui a viré de bord sur les questions économiques et sociales, la touche progressiste qui colore un tel dispositif permet notamment de rassurer ces classes moyennes diplômées. En affichant son volontarisme sur ces questions « sociétales », il répond également aux revendications légalistes d’une partie de la communauté LGBTQIF [2] : celles du courant dit « intégrationniste » ou « mainstream ».

Quelques mois à peine après le passage de la loi Taubira qui avait déclenché une première vague de contestation, il n’en fallait pas plus pour raviver ces braises encore chaudes. Marc, militant LGBT, se rappelle ainsi que le discours autour de la « théorie du genre » était déjà présent dans les milieux catholiques lillois bien avant la polémique : « Le travail de lobbying et les discours étaient déjà bien rodés, et donc dotés d’une efficacité redoutable quand les micros se sont branchés sur eux. » Avant même que ce dispositif ne soit pleinement appliqué, il a dû essuyer de violentes charges critiques de la part des habituelles formations liées à l’ultra-droite réactionnaire, mais aussi de certains parents a priori peu portés vers cet extrême.

L’ABCD qui cache la forêt

Ce dont les « antis » ont le plus peur c’est de la remise en cause de la famille bourgeoise traditionnelle comme modèle universel et structure de base de notre société. Ils redoutent donc l’ouverture de leurs privilèges aux familles qui dérogent à la norme patriarcale ou hétérocrate. Marc résume ainsi l’enjeu fondamental dissimulé sous le faux débat autour de la « théorie du genre » : « Pour les antis, la famille est la plus petite cellule de la société et sa base. Il faut la défendre et la protéger. Pour nous c’est surtout la plus petite tyrannie de la société. Celle qu’il faut détruire ! Ils disent que si le modèle familial dominant est mis à mal ça sera le chaos. On est d’accord avec ça. C’est vrai et ce sera tant mieux ! » Aux défenseurs d’un modèle patriarcal exclusif, s’opposent donc les partisans d’une diversité de modèles familiaux égaux en droits, voire d’un monde émancipé de toute structure familiale.

Et lorsque cette hégémonie se trouve remise en cause, la dénonciation du « complot gay » n’est jamais loin. Selon cette vieille rengaine qui aime à ressurgir épisodiquement, les lobbies LGBT tiendraient l’État et chercheraient à convertir nos marmots en homos ou hermaphros… Avec comme conséquence irrémédiable, le chaos moral et l’apocalypse sociale. Sans commentaire.

Au niveau local, une polémique avant tout médiatique

Dans l’arrondissement lillois, la forte médiatisation dont bénéficient les « antis égalité » est assez éloignée de la réalité du mouvement. Les actions des Veilleurs devant l’Opéra ou les manifestations anti-IVG des SOS Tout Petit contre le Planning Familial restent sporadiques et relativement peu suivies. Alors que le site des Journées de Retrait de l’École [3] place le Nord-Pas-de-Calais en quatrième position sur la liste des régions les plus touchées par la dernière action de boycott scolaire.

À y regarder de plus près, les deux camps sont en phase d’attente ou de préparation. Faute d’adversaires consistants, ils s’affrontent essentiellement sur le terrain de l’information/désinformation. Alors que les opposants à l’ABCD, à l’instar de Rachid Rizoug (candidat « anti-genre » à la mairie de Roubaix), revendiquent un « travail de communication important », les « pro-égalités » passent beaucoup de temps à rassurer, informer et expliquer. Pourtant, les intervenants en milieu scolaire que nous avons rencontrés nous ont confirmé le fait d’éviter certains mots, certaines thématiques… Dorine explique ainsi : « Avec les enfants, par précaution on préfère parler de mixité et d’égalité plutôt que de genre et de domination. Mais pas avec les enseignants ni entre professionnels ». L’impression qui domine est celle d’une guerre de propagande larvée, accompagnée d’un intense travail de veille et de surveillance à l’égard des agissements de l’autre camp. Même la FCPE [4] jointe par téléphone nous l’a dit : « On se tient prêt ! »

Un phénomène de droitisation ?

Plusieurs questions particulièrement clivantes se cachent donc sous cette « théorie écran ». Les principales étant peut-être la manière dont le principe de laïcité peut/doit être appliqué dans l’arène scolaire et la délimitation des prérogatives éducatives qui reviennent respectivement aux parents et à l’école (notamment pour les questions liées à l‘éducation sexuelle). A cet égard, les divergences de points de vue qui se manifestent ne recoupent pas systématiquement les oppositions partisanes plus classiques. Par exemple, le degré de familiarité (et d’adhésion) vis à vis des nouvelles normes éducatives (centrées sur l’épanouissement personnel de l’enfant, sa liberté de choix, etc.), varie en fonction de la position que les parents occupent dans les rapports de domination entre les sexes… mais aussi entre les classes sociales !

C’est une des raisons pour lesquelles l’ABCD a donné l’occasion à des profils différents, et a priori assez éloignés politiquement, de se fédérer pour réclamer unanimement son abandon. Dans les rangs disparates des « antis » on trouve aussi bien : les réactionnaires et LGBTphobes de la première heure, parmi lesquels figurent en bonne place la bourgeoisie catholique, certains partisans du FN ou encore les radicaux religieux de tout bord ; une partie des classes moyennes, dénonçant les cours d’éducation à la sexualité comme une forme abusive d’intrusion étatique dans la sphère privée, comme une remise en cause de l’autorité parentale sur ces questions ; certains parents de confession musulmane aux prises avec la stigmatisation et la relégation, généralement peu habitués à défiler dans les rues bien que souvent montrés du doigt. Pour ces derniers, la force des croyances religieuses et les liens familiaux traditionnels peuvent faire office d’ultimes remparts de protection. Espaces et valeurs derrière lesquels parents et enfants finissent par se réfugier, ils sont un moyen de répondre aux attaques extérieures dont ils font régulièrement l’objet.

« Winter is coming »…

Pour finir, la création toute récente de la « Fédération autonome des parents d’élèves courageux » montre que le camp de l’opposition continue à se structurer. En face par contre, c’est l’inverse : la diminution régulière des financements publics fragilise l’action des associations professionnelles au sein desquelles œuvre un grand nombre de militant-es féministes et LGBT. Alors que la généralisation du dispositif de l’ABCD de l’égalité était prévue pour la rentrée 2014, le 19 juin dernier, un article de L’Express affirme que la mesure a finalement été annulée par Benoît Hamon sous la pression des JRE. S’en suivent le cri de victoire que Farida Belghoul fait résonner via son site internet, mais aussi le démenti immédiatement apporté à cette information par Najat Vallaud-Belkacem.

Un air de déjà vu

A l’instar des amendements apportés en dernière minute au projet de loi sur le mariage pour tous (vidant ce texte d’une partie de sa portée « progressiste »), les ambitions de départ attribuées à l’opération ABCD ont été révisées à la baisse juste avant les vacances d’été. D’abord, un tout nouveau nom de baptême pour marquer symboliquement ce tournant : exit l’« ABCD de l’égalité », welcome le… (respiration) « Plan d’action pour l’égalité entre les filles et les garçons à l’école ». Avec ça, finis les jeux de mots, on mise sur la formule TRANS-PA-RENTE (et du genre plus difficile à reprendre telle quelle pour dire : « je suis contre le… ») ! Mais encore une fois, on confond le contenant avec le contenu et l’on s’auto-persuade qu’en enterrant l’ancien nom, on enterre le problème : comme si le terme « ABCD » avait eu le pouvoir de cristalliser à lui seul toutes les incompréhensions et crispations... Pire, on prend les gens pour des abrutis amnésiques en pensant qu’après la parenthèse estivale, personne ne va se rendre compte de l’« habile » subterfuge langagier.

Ensuite, une partie des mesures annoncées pour cette année (notamment les modifications relatives aux programmes scolaires dans le cycle primaire) ont vu leur mise en application reportée à la rentrée 2016. De l’aveu de l’ex-ministre concerné (au jeu des chaises tournantes, N. Vallaud-Belkacem a remplacé B. Hamon entre temps), c’est surtout histoire d’être « sûrs que le climat s’apaise » d’ici là. Traduction : on préfère faire l’autruche, par peur d’un « replay » et de sa possible sanction, dire « au revoir » à la rue de Grenelle.

Bref, la doxa ne change pas : toujours reculer devant l’adversaire ou tenter de le contourner pour l’éviter – soit en le diabolisant, soit en l’infantilisant (les événements récents ayant prouvé que cette stratégie s’avère pour le moins contre-productive). Et surtout, surtout, ne jamais prendre le temps de réfléchir pour se préparer à l’affronter de face, sans le sous-estimer mais avec des armes soigneusement aiguisées et en frappant là où ça fait vraiment mal.

Deux ou trois choses que l’on ne nous a pas dites

Voilà quelques unes des conclusions du rapport d’« évaluation » (encore tout chaud) sur les modalités concrètes de mise en œuvre de l’ABCD lors de sa phase expérimentale. Elles pointent l’existence de certaines failles et limites du dispositif côté institutionnel : problèmes de coordination et de préparation, manques d’anticipation et réception en demi-teinte du point de vue des agents du gouvernement comme du système d’enseignement. Si l’on entend peu parler de ces grains de sable c’est peut-être qu’ils enraillent le discours commode et bien rôdé selon lequel l’exclusive responsabilité du semi-échec de l’ABCD repose sur le camp des intégristes réactionnaires (discours classique imprégné d’une vision du monde binaire : les méchants, c’est eux VS les gentils, c’est nous).

1) Sur le site consacré à l’opération par l’opérateur attitré du ministère de l’Éducation nationale (le réseau CANOPE) les ressources mises à disposition du corps enseignant pour se former à la « culture de l’égalité » (sic) sont beaucoup plus théoriques que pédagogiques, donc pas faciles à mettre en pratique. De plus, ces supports donnent la parole et mettent en scène une pluralité de personnages, qui se trouvent être quasi systématiquement de sexe féminin… Belle manière de faire contredire les mots par les images et, surtout, de donner du grain à moudre aux rumeurs accusant l’ABCD d’être le fruit d’un complot maléfique fomenté par les lobbies féministes et LGBTQI !

2) Alors que le cahier des charges délivré aux académies tests insistait sur la nécessité d’engager au plus tôt des « modalités de communication à l’attention des classes et des écoles [qui ne sont pas] engagées dans l’expérimentation, ainsi qu’à destination des familles », dans les faits , cette intention est largement restée lettre morte. La communication gouvernementale – lointaine et hautaine, unilatérale, toujours brève et allusive – s’est substituée à celle du quotidien – impliquant des échanges personnels et personnalisés, inscrite dans la durée, traitant du vécu et du fond de la mesure –, que ce soit entre les différents acteurs de la vie scolaire ou entre ces derniers et les familles concernées. Voilà donc comment entretenir un certain flou autour d’une mesure qui suscite manifestement de nombreuses questions et pas mal de doutes – quant à son sens, ses visées et sa traduction en actions. Une place d’informateur privilégié était donc à prendre. Une partie de ces interrogations restées sans réponses ont alors trouvé de quoi se rassurer dans les slogans édulcorés brandis par les « antis-égalités », qui en ont allégrement profité pour diffuser et accroître l’autorité de leurs idées sous-couvert de défendre les « droits de l’enfant » et la « liberté des parents ».

Un débat peut en cacher un autre

En jouant sur les confusions entre théorie et idéologie, en attisant les crispations qui accompagnent la vulgarisation du concept de « genre », les leaders de la réaction ciblent en réalité leurs attaques sur les « gender studies » [5]. Ils renforcent ainsi le discrédit qui frappe les conclusions de quarante ans d’enquêtes en sciences sociales. Selon eux, ladite « théorie du genre » serait un dogme sans fondement scientifique. Or eux-mêmes sont convaincus qu’il existe un lien de cause à effet mécanique entre les comportements sexués des personnes et leur orientation sexuelle. En conséquence, il suffirait que les enseignants évoquent la possibilité de subvertir les rôles socialement attribués aux deux sexes (goûts et pratiques jugées plutôt féminines ou plutôt masculines) pour que les petits garçons s’habillent en robe et les petites filles pissent debout. Et pour que tous adoptent inéluctablement des pratiques homosexuelles… Du côté des décideurs et de leurs amis journalistes « éclairés », la contre-réaction consiste avant tout en de vains efforts pour démontrer l’inexistence de cette fantasmatique « théorie du genre ». La question qui se pose alors est : en tentant d’intervenir seulement au niveau des représentations stéréotypées qui dominent, les mesures telles que l’ABCD ne conduisent-elles pas à reléguer les fondements matériels de ces rapports d‘exploitation [6] au second voire à l’arrière plan ? Sans parler des procédés tout sauf symboliques par lesquels ces rapports de domination patriarcale se perpétuent : humiliations, insultes, agressions, viols, etc.

Notes

[1] Loi du 17 mai 2013 qui ouvre aux couples de même sexe les droits à l’adoption et au mariage.

[2] Lesbiennes Gays Bisexuels Transexuels Queers Intersexes et Féministes.

[3] Mouvement de boycott scolaire par les parents d’élèves, lancé en janvier 2013 par Farida Belghoul. A ce jour, il y a eu 5 JRE.

[4] Fédération des Conseils de Parents d’Elèves.

[5] Courant de recherche en sciences sociales, d’origine anglo-saxonne, qui étudie l’influence des déterminants sociaux et culturels sur la formation des identités sexuées et sexuelles.

[6] Que l’on songe à l’extorsion d‘un travail domestique effectué gratuitement par les femmes.