À Moulins, on est du genre radical

achill bird 1Le milieu LGBT n’est pas uniforme. Une ligne de fracture se dessine entre un courant « intégrationniste » ou « mainstream », qui vise à s’intégrer au système tel qu’il est, et un courant plus libertaire, qui se refuse à jouer le jeu de l’assimilation. Les Flamands roses, un collectif du quartier de Moulins,  dont La Brique a souvent relayé les actions, se situe plutôt du côté radical.

Se réapproprier l’insulte

L’association, qui se définit comme un groupe d’expression LGBTQIF1, explore beaucoup les questions queer depuis quelques années. Une exploration qui s’accompagne souvent de doutes et d’interrogations,  logique pour une pensée qui se propose de remettre en cause les définitions figées. Pour Bruno, militant de la première heure dans le collectif, une traduction possible du mot serait « rose », qui correspondrait à un retournement du stigmate car « le rose était la couleur du triangle qui désignait dans la nomenclature nazie les personnes homosexuelles, déportées pour ce motif ». Ce à quoi Mans, jeune militant hyperactif chez les Flamands, ajoute : « le queer c’est aussi un moyen de ne pas atomiser les identités LGBT. Notamment après l'adoption du mariage pour tous, où la question du changement d’état civil libre et gratuit pour les personnes trans, qui avait été promis,  a été complétement zappée ». D’où un autre équivalent français du terme : « transpédégouine ». Efficace dans la réappropriation directe de l’insulte et dans l’affirmation de l’inclusion.
A l’origine, le mot queer est une injure, que l’on peut approximativement traduire par « tordu, anomal ». Il a ensuite été réemployé par les personnes visées pour se définir, dans le but de s’octroyer du pouvoir face à l’oppression. En France, la langue et le contexte culturel font que le mot est peu utilisé mais aussi souvent mal compris. On croit parfois qu’il s’agit d’un synonyme de gay ou encore que le terme émane d’une théorie fomentée par des lobbies d’universitaires éthérés lors de soirées chic et choc. Sur le terrain, on s’est vite rendu compte que la réalité lilloise n’avait pas grand-chose à voir avec les clichés.

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« Si ça donne une mauvaise image, tant mieux »

En termes de pratique militante, les mouvements LGBTQIF sont plutôt du genre radical. « Parfois dans certains milieux libertaires on pense qu’on est des Bisounours. Pourtant, je ne nous trouve clairement pas moins radicaux qu’eux. Je pense qu’on l’est de façon différente mais pas moins forte », pointe Marcelle. Les pink blocks reflètent bien cette radicalité politique. Ces carrés militants qui se forment lors de manifestations, des Pride aux 1er mai en passant par les manifs No Border, sont inspirés par les black blocks anarchistes. Ils permettent de créer un espace d’autonomie, mais aussi de protection, pour les militant-e-s qui ne se reconnaissent ni dans une logique politique d’intégration ni dans la récupération commerciale et capitaliste des Pride. « On a fait des pink blocks avant de théoriser, précise Mans, c’est un moyen de se défouler et de dénoncer ». Et pas question ici de se montrer respectables, contrairement à d’autres associations LGBT plus conformistes : « Si ça donne une mauvaise image, tant mieux, nous dit tranquillement Bruno, on ne veut pas juste s’intégrer à la société, on veut la changer ». Une lutte à la marge qui n’exclut pas pour autant la revendication d’une égalité des droits : « Notre radicalité n’est pas une autonomie qui vise à nous exclure, on existe et on pose question à la société et on veut être visibles dans ces institutions là, mais pas en montrant qu’on est gentils, sages, au contraire on a envie de casser la baraque ». L’objectif est une égalité réelle, qui n’impliquerait pas le devoir de se plier aux normes, notamment de genre, comme l’explique Marcelle : « Aujourd’hui, on a le droit d’être homo seulement si on est hétéronormé.e.s, ce qui est un non-sens absolu, ça ne fait pas avancer les choses, en tout cas moi je n’ai pas envie de ça ».  

Pour riposter à cette injonction au conformisme, Yomky, artiste et militant au Centre LGBTQIF de Lille, a inventé un projet nommé « Mauvaise image », auquel Mans a participé plusieurs fois : « L’idée, c’est de travailler sur la mauvaise image qu’on te renvoie. Yomky prend des photos de membres de la communauté LGBT, avec une phrase choc qui commence par mauvais ou mauvaise. »  Et depuis quelques années, il fait tout le trajet de la Pride en recouvrant les panneaux publicitaires avec ces affiches géantes. Une façon de visibiliser de façon originale ces soi-disant « mauvaise virilité » ou « mauvais assemblages », ces personnes dont les corps, les amours et les modes de vie sont souvent marginalisés car jugés dérangeants. Un autre moyen de renverser le stigmate.

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Un nuancier des genres et des sexualités

« Ça peut être violent aussi, pour des personnes qui ne se sont jamais posées de questions sur leur identité de genre et leur sexualité, qu’on vienne déconstruire des choses aussi fortes, suggère Marcelle, ça vient toucher des choses qui dérangent ». La pensée queer, qu’elle a plutôt découverte dans d’autres pays d’Europe, est pour elle un outil qui permet d’ouvrir des portes pour vivre plus librement son identité: « Je ne me sens pas homme, pas femme, mais je ne sais pas si l’identité gouine me convient non plus. Par exemple quand tu es gouine et que tu sors avec un mec trans, est-ce que t’es gouine ? est-ce que t’es hétéro ? Je ne crois pas. Mais alors qu’est-ce que t’es ? C’est quoi la relation ? Je crois qu’il n’y a pas de définition, pas de vérité, il y a ce qu’on invente aussi, et c’est pratique d’utiliser d’autres mots ». Remettre en cause les catégories et les normes qui s’immiscent pernicieusement jusque dans nos identités et nos corps et offrir une alternative face à la production d’identités figées, y compris au sein du milieu LGBT, c'est peut-être bien ça le queer…

Dans le contexte lillois, on remarque néanmoins que le terme est rarement utilisé seul et qu’il s’accompagne souvent des autres lettres du sigle. Ambivalences d’une démarche qui se veut résolument inclusive mais qui ne peut nier l’existence de certains risques de dominations internes. Ce à quoi les militant.e.s que nous avons rencontré.e.s sont particulièrement attentif.ve.s, comme Marcelle : « Le queer, dans la mesure où il est aussi politique, peut rassembler un très large panel de personnes, c’est stimulant mais il est important de ne pas oublier les rapports de pouvoir entre les individus ». Ce qui fait écho aux propos de Bruno, qui prône la vigilance : « c’est aussi l’idée de prendre en compte les différentes facettes de chaque personne, qui font qu’elle peut subir ou exercer des dominations. Par exemple, si je fais partie d’une minorité en tant que gay, je fais partie d’une majorité dominante en tant qu’homme blanc. Ne pas reproduire de discriminations au sein des mouvements LGBT est un travail de tous les instants qui demande de l’humilité, car on ne déconstruit jamais totalement ».

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Queer paillette versus Queer Moulins

Cette vigilance à l’égard des dominations que l’on peut produire va de pair avec une volonté d’articuler les questions de genre, de race, de classe et de sexualité. Parce qu’en fait, tout est imbriqué. C’est d’ailleurs un des apports essentiels du mouvement queer que d’effectuer une remise en cause globale du pouvoir et de ne pas défendre les identités minoritaires séparément. Mais bizarrement,  comme nous l’expose Marcelle, « le mouvement en France a été en quelque sorte récupéré par ce qu’on appelle le "queer paillette" perdant par là sa dimension féministe et son articulation avec les notions de classe et de race ». Cette version chic et parisienne est une des grosses casseroles que traîne ce mouvement en France et qui explique également la précaution avec laquelle le terme est utilisé dans les milieux militants. Précaution qui ne rime pas avec rejet pour Marcelle : « Il y a la peur de la récupération mais est-ce pour autant qu’il ne faut pas utiliser le mot ? Je ne crois pas ».
La toute jeune association Le Moulins rose2, dont font partie Marcelle, Mans et Bruno s’en revendique, mais pas n’importe comment : « On a fait le choix de ne pas définir d’identité gay ou lesbienne. Juste queer et féministe. Mais on est très loin du "queer paillette" parisien », lâche Mans. Et ça saute aux yeux. L’association, qui regroupe des habitant.e.s du quartier, s’est créée suite au constat qu’il y avait de plus en plus de personnes LGBT à Moulins, et de plus en plus de personnes non-LGBT qui fréquentaient le Centre J’en Suis J’y Reste. Pour l’instant, il y a beaucoup de projets, « dont celui de faire le lien entre les personnes LGBT, les classes populaires et l’histoire de l’immigration, car Moulins est un espace d’intersection », explique Bruno. Leur première action, un goûter sur la place Vanhoenacker , est un premier pas dans cette direction : « C’était l’occasion de s’arrêter sur la place, et des gens extérieurs au Centre se sont joints. On a envie d’être inclusifs, ouverts », nous dit Mans.
« La convergence des luttes c’est important, ajoute-t-il. On vit dans un monde : la communauté ça nous fait du bien mais on n’est pas que LGBT, on est aussi précaires, victimes du racisme, etc. » Les nécessités d’espaces communautaires, de visibilité et d’ouverture, sont donc bel et bien différentes branches d’une même lutte.

Colette Léopard

1. Gay, Bi, Trans, Queer, Intersexe, Féministe
2. Pour l'anecdote, le nom "Le Moulin Rose" avait à l’époque été proposé pour le Centre LGBT lui-même, mais certaines personnes étaient hostiles à ce choix du fait de son lien avec la prostitution. « Preuve qu’aujourd’hui on a complètement tranché sur la question », raconte Bruno.

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