L'étendue de la lutte

achille medias 1La Brique, journal créé en mixité hommes / femmes, a voulu entendre des médias libres organisés en non-mixité. Des membres de la revue Timult, et le collectif de l'émission de radio Dégenré-es ont accepté de répondre à quelques questions. Une occasion pour La Brique, au fil des échanges, de réinterroger son sexisme.

Timult existe depuis 2009. Il est diffusé à 2500 exemplaires, en infokiosques, en librairies. Les personnes du collectif font illes-mêmes la distribution avec « des tonnes de complices ». Le journal est « écrit et fabriqué par des personnes qui se reconnaissent dans une culture politique féministe et autonome, anti-autoritaire, matérialiste, autogestionnaire... » Ce féminisme, plutôt qu'être brandi en étendard, est avant tout présent dans leurs pages, « pour développer ces partis pris, ces sensibilités ». Dégenré-e existe depuis 2002, c'est une émission « pour déranger ! » d'1h30, ouvertement féministe. On peut les écouter deux fois par mois sur radio Kaléidoscope à Grenoble ou trouver leurs podcasts sur radiorageuses.net, « nébuleuse d'émissions féministes ». Ce qui anime l'équipe de Dégenré-e, c'est « une envie de défendre une certaine vision du monde et de la lutte en faisant de la radio féministe, en mixité choisie ». Timult comme

Dégenré-e sont en non-mixité meufs, gouines, trans. On peut aussi décrire cette organisation comme une mixité choisie et revendiquée, une « invitation dans nos cercles », plutôt qu'une exclusion ; ces groupes sont « porteurs de plein de diversité, ne sont pas réductibles à une, ni même à plusieurs identités », précise Timult. Cela permet de « reconnaître et assumer que nous produisons du contenu à partir d'un point de vue situé socialement et politiquement. Ça change pas mal de choses de situer son point de vue dans la production de discours et de connaissances », complète Dégenré-e. Notamment pour « sortir de la dynamique expert-es et témoins », principalement à l'oeuvre dans la presse et le journalisme en général. Pour les deux collectifs, la non-mixité permet d'échanger à partir d'une culture commune et « dispense, pour une fois, de se battre pour la justifier en interne ». C'est un outil « pour se rencontrer et se renforcer entre personnes qui vivent les mêmes oppressions. » Ou bien encore, « un choix nécessaire, une stratégie politique ». Ce n'est pas une finalité.

Libération, réappropriation... & économie d'énergie

Timult s'est construit en réaction à la presse dominante, même lorsqu'elle s'appelle « indépendante ». La presse, quelle qu'elle soit, est souvent à l’image des gens qui la composent : elle est donc « majoritairement peuplée d’hommes, diplômés, intellectuels, blancs, rappelle Timult, c’est pour donner de la place à des paroles que nous estimons intéressantes, importantes ET minoritaires, que nous avons définies en partant de nos cercles affinitaires proches, notre non-mixité ». Une nécessité, parce que « nous avions des choses à partager qui ne se partageaient pas assez, mais aussi parce que nous avions besoin d’essayer de le faire nous-mêmes ». Face à des questions sociales et politiques qui ne sont pas prises en compte, « voire étouffées », cet entre-soi, parfois, « "ça fait des vacances", des économies d’énergie ». Une base politique commune « liée à des questions d’oppressions », cela amène une plus grande assise, de la confiance, et finalement facilite aussi la remise en question. Au-delà du contenu éditorial, illes donnent aussi de l'importance à la manière de fabriquer leur journal : « Comment partager des techniques d'écriture ? À quelle parole faire de la place et qui valoriser à travers ça ? On part en fait de pratiques "d’empowerment" et d’éducation populaire, dans l'idée de se donner des billes face aux oppressions, aux discriminations. » Pour Dégenré-e, c'est aussi l'occasion de « s'approprier des savoirs techniques, et c'est beaucoup plus facile de transmettre et d'acquérir ces connaissances techniques en non-mixité sans avoir le gentil pote mec qui te demande de te pousser pour te montrer comment faire. »  

À l'intersection des luttes

Comme l'explicite Dégenré-e, et contrairement à une idée anti-féministe primaire récurrente : « Nous ne réduisons pas notre capacité d'analyse et de critique à nos identités, mais c'est à partir d'elles que nous déployons nos réflexions. » Un décalage par rapport aux collectifs oeuvrant uniquement par leur lorgnette « mono-lutte » ou refusant de se remettre en question. « Il est vrai que c'est pas la panacée non plus dans le monde féministe, mais il y a une plus grande tradition de luttes intersectionnelles. » Illes défendent un féminisme « anticapitaliste, décolonial et non-islamophobe, à l'intersection d'autres luttes tout aussi nécessaires. » Des voix d'autant plus importantes que « les luttes féministes comme celles antiracistes et décoloniales n'ont jamais été une bien grande priorité dans les milieux gauchisto-anarco-communisto-pouetpouet. » Dans Timult, on parle « capitalisme industriel, racisme, monde du travail, rapport au corps et aux sexualités, régime des frontières, psychiatrie, "pop culture", etc., de ce qui nous traverse et nous importe. » Et cela se fait sans cesser de se questionner « sur l'ensemble des structures de classes qui s'entremêlent : racisme, rapports possédants/non-possédants, et plein d'autres. »

Et la mixité de La Brique, dans tout ça ?

La Brique a été créée en 2007, majoritairement par des hommes, qui se revendiquaient « anti-sexistes » et d'une culture féministe. Des bonnes paroles qui n'ont évidemment pas suffi à se prémunir de fonctionnements arbitraires : loi du plus fort pour imposer ses idées, abus de références intellectuelles pour noyer les points de vue des femmes sur le sujet, difficile acceptation à reconnaître les dominations qui s’exercent... « S'il n’y a pas de garde-fou, les réflexes intégrés prennent facilement le dessus : la répartition inégalitaire des tâches, etc. Une culture féministe peut être un de ces garde-fous mais ce n'est pas suffisant en soi », répond Timult à notre vécu difficile. Il a fallu expérimenter et trouver de nouveaux espaces pour construire nos positionnements, au prix de pertes et fracas ; notamment pour les femmes du journal qui mettaient les contradictions du collectif en lumière. Elles ont fini par nous quitter, épuisées et lassées de répéter où-quoi-quand-comment s'exerçaient des dominations à des mecs qui, la majeure partie du temps, refusaient de les entendre, ou pire, réfutaient leurs existences. Pendant quelques temps, il n'est plus resté que cinq mecs, puis quatre. Cela nous a obligé à repenser notre base politique et nos rapports à l'intérieur du collectif. Depuis, La Brique s'est de nouveau agrandie et diversifiée. Ce qui ne l'empêche pas de continuer à se fracasser sur certains écueils, y compris en matière de sexisme. L'impératif de vigilance doit être permanent, car l'enjeu est réel : percevoir l'étendue de la lutte - nos luttes - sans oeillères, aux côtés de tous ceux et toutes celles dans laquelle La Brique se reconnaît, pour un changement radical de société.

W.R

Retrouvez les interviews en intégralité sur labrique.net

Il existe pas mal de médias non-mixtes, dont nous n'avons pu parler ici, chacun construit selon des approches situées différentes. Par exemple : Cases Rebelles est un collectif politique de femmes et d’hommes noir-e-s, africain-e-s et caribéen-ne-s. On n'est pas des Cadeaux, une émission de radio trans, gouines, pédés, avec des bases féministes. Etc.