L'idée que le féminisme est dépassé témoigne d'une vision réactionnaire

achille2 1Où en est le féminisme français aujourd'hui ? Quelles sont ses perspectives politiques ? Comment la critique du « genre » sert-elle les perspectives émancipatrices ? Voilà quelques-unes des questions qu'on a posées à Sophie Noyé, qui achève une thèse sur les recompositions des théories féministes depuis les années 1980.

Pour beaucoup de gens, y compris à gauche et à l'extrême-gauche, la question féministe est aujourd'hui révolue, dépassée. D'où proviennent ces pesanteurs, et pourquoi cette vision est-elle erronée ?

Déjà, il faut être clair : il ne s'agit pas de « pesanteurs », ou de ce qui relèverait simplement d'une erreur de jugement. C'est plutôt une stratégie politique et un discours très dangereux. Il relève du backlash, ou « retour du bâton », qui affirme que « le féminisme, c’est fini ». Ce discours dissimule non seulement la persistance des inégalités entre femmes et hommes, mais également leur accroissement et la mutation des violences sexistes.

Sur le premier point, on remarque que dans tous les secteurs l’inégalité persiste. Les femmes sont largement moins payées que les hommes (elles gagnent en moyenne 27,5% de moins), sont plus touchées par le chômage et par le temps partiel subi. 80% des tâches ménagères sont toujours assurées par des femmes. En dix ans, la part de ces tâches assumée par les hommes a augmenté... d'une minute par jour. On trouve certes plus de femmes dans les assemblées parlementaires – mais dans des proportions qui restent faibles. Pour ce qui est des violences enfin, on compte chaque année autour de 75 000 viols, pour 10% de plaintes – et seulement 1% de réponse judiciaire.
Sur le deuxième point, on constate des régressions en termes de droits pour les femmes. Par exemple, les écarts de salaires ont nettement baissé depuis les années 1950 mais, depuis les années 1990, le rattrapage s’est interrompu. L’accès à l’IVG devient de plus en plus difficile en raison de la fermeture de nombreux centres. Plus généralement, les stéréotypes de genre persistent, voire s’aggravent. Ce discours est donc dangereux et réactionnaire, car il est aveugle aux mutations de la société et à la façon dont les femmes subissent non seulement de vieilles inégalités, mais aussi de nouvelles formes de violence et de discriminations.

Voilà pour l'actualité. Est-ce que tu pourrais aussi revenir sur les grands moments d'effervescence des luttes féministes ?

Disons qu'on distingue traditionnellement trois grandes « vagues » féministes, qui désignent chacune des mobilisations collectives pour l’égalité entre femmes et hommes. La première couvre le dernier tiers du XIXè siècle, jusqu'à la Première guerre mondiale. Elle est marquée par les revendications pour l'égalité juridique et civile (le droit de vote notamment), mais connaît aussi des revendications en matière d’égalité au travail de la part des féministes socialistes.

La seconde s'ouvre durant les années 1970, et repose sur l’affirmation que le personnel est politique. Les féministes, organisées en non-mixité, affirment que les tâches domestiques représentent un travail en soi et montrent que la sexualité est politique. Les femmes se battent alors pour le droit à l’avortement, la reconnaissance du viol et la recherche du plaisir féminin. À cette époque aussi, certains mouvements de lesbiennes dénoncent l'hégémonie du modèle hétérosexuel et la façon dont celui-ci opprime les femmes.
La « Troisième vague » est moins consensuelle. Elle correspondrait à une mutation des idées féministes à partir du milieu des années 1990. Elle désigne en particulier la prise en considération, en France, du racisme et de la question post-coloniale, ainsi que des minorités sexuelles et de genre (les questions LGBT- lesbiennes, gays, bi, trans) à l'intérieur du féminisme.
Il faut quand même avoir en tête que ces trois grandes « vagues » sont très schématiques. D'abord, parce que les revendications féministes sont anciennes, mais pas toujours connues. En ce moment, des historiennes travaillent sur des luttes de femmes... au Moyen Âge. Ensuite, cette notion ne rend pas compte de la diversité des idées au sein de chaque vague, ni de la circularité des revendications entre les vagues. Au XIXe siècle, on trouve déjà les traces des combats féministes pour l'égalité des salaires, ou contre le sexisme en milieu ouvrier. Dans les années 1960, on porte également déjà attention à ce qu'on appelle le feminism of color, etc.

Pourrais-tu revenir sur quelques-unes des idées clés proposées par le féminisme ?

Trois termes reviennent souvent pour expliquer la domination masculine. Le patriarcat, c'est le système de domination économique, juridique et politique des hommes sur les femmes, qui donne un grand nombre de privilèges, symboliques et matériels, aux hommes. Selon le courant du féminisme matérialiste, le patriarcat désigne plus particulièrement un mode de production distinct de celui capitaliste. Il désigne l’exploitation par les hommes du travail domestique et reproductif (élever les enfants, faire le ménage, faire la cuisine, s’occuper des membres de la famille, etc.) assuré par les femmes.
Le sexisme peut être compris comme l’ensemble des représentations qui montrent que le « masculin » est supérieur au « féminin » et comme le système de discriminations qui accompagne ces représentations. Enfin, le genre exprime un rapport de pouvoir qui, à la fois, différencie et hiérarchise le masculin et le féminin. Il insiste sur la relation entre les deux parties, le masculin et le féminin.  

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Il a parfois été reproché aux luttes féministes d'aujourd'hui d'être surtout adossées à l'Université. Quel est ton sentiment là-dessus... en tant que féministe et universitaire ?

Le féminisme, comme n'importe quel mouvement politique, est très lié à la théorie. Après, ça ne veut pas dire qu'il est universitaire. Des réunions non-mixtes de femmes ont aussi produit de la théorie par exemple l'idée selon laquelle le personnel est politique. De la même façon, la théorie féministe s'inspire beaucoup de ce qui se joue au sein du mouvement social. Les luttes féministes sont aussi menées par des militantes associatives, des militantes institutionnelles, ou investies dans différents types de collectifs. Difficile donc d’aplatir le féminisme sur sa forme académique.

En France, à l'Université comme au sein du mouvement social, on a assisté à l'émergence, depuis le milieu des années 1990, de la mouvance queer. Pourrais-tu nous en dire plus sur ce qu'elle recouvre ?
Généralement, on distingue deux grands courants : le féminisme matérialiste, et le féminisme queer. Le premier, qui s'est forgé durant les années 1970 et qui est plutôt majoritaire en France, est historiquement très lié au marxisme. La question du genre est en effet appréhendée de façon matérielle : comment les hommes s’approprient matériellement le travail et la sexualité des femmes. Le second est plus récent et, comme dit plus haut, plutôt associé à la Troisième vague. Queer signifie en anglais « étrange », « bizarre ». Le terme est au départ utilisé comme une insulte à l'encontre des lesbiennes, gays ou trans. Il a été retourné comme un mode d'affirmation de ces minorités. Fondamentalement, le queer désigne ce courant qui refuse de considérer les minorités sexuelles et de genre comme des groupes déviants, et qui lutte pour la reconnaissance de ces groupe.

Est-il vraiment pertinent d'assimiler cette mouvance à ce que l'on a coutume d'appeler un « tournant post-moderne » ? Et pourquoi cette question, derrière son aspect théorique, peut-elle sembler importante ?

C'est effectivement une question importante, parce que le label fait l'objet de luttes à l'intérieur du féminisme, mais aussi de façon plus large : il est souvent reproché au « post-moderne » de produire de l’individualisme et de mettre de côté les luttes collectives. Le queer est-il post-moderne ? Oui et non. En France, personne ne se revendique d'un quelconque « féminisme post-moderne ». L'expression « post-moderne » fonctionne aujourd'hui comme une formule, souvent supposée discréditer la pensée de celles et ceux désignés sous ce terme. Par exemple, les premiers débats autour du queer, notamment portés par Teresa De Lauretis au milieu des années 1990, partent surtout d'une critique du milieu LGBT, dénoncé comme blanc et bourgeois. Cet aspect est très important, et pourtant il ne relève pas de ce qu'on englobe d'habitude sous le vocable de « post-moderne ».
Par contre, dans les écrits queer, il y a clairement une filiation avec ce tournant, beaucoup plus marqué aux États-Unis. Ces textes, essentiellement d'inspiration universitaire (ceux de Judith Butler notamment), s'inspirent d’auteurs post-structuralistes et postmodernes. L’approche queer est « post-moderne », au sens où elle développe une analyse discursive : la façon dont les représentations et les significations participent pleinement de la construction des inégalités. L’approche queer est post-structuraliste car elle considère que le pouvoir ne relève pas seulement des « structures » (comme l’État, la religion, le capitalisme etc.), mais de relations quotidiennes, à l'échelle individuelle. Cette lecture a des conséquences très politiques pour les mouvements féministes : si les relations de pouvoir sont un peu partout, c'est qu'on peut aussi y résister quotidiennement.

Plus largement, le discours féministe a aussi été traversé, ces trente dernières années, par plusieurs lignes de tensions : l'opposition entre individus et structures, et celle entre subversion et révolution. Tu pourrais nous en dire plus ?

Certaines féministes matérialistes reprochent au courant queer de ne pas tenir compte des dominations systémiques et hiérarchiques, et de délaisser la critique de la division sexuelle du travail. Elles dénoncent la posture individualiste des approches queers. Elles leurs reprochent ainsi leur incapacité à envisager des stratégies de résistance collective et leur refus de viser le renversement du système de genre, et plus généralement des systèmes de domination.
À l'inverse, certain.es représentant.e.s du mouvement queer reprochent aux matérialistes de ne pas prendre en compte les minorités sexuelles et de genre, en opposant uniquement « les hommes » et « les femmes ». Elles/ils leur reprochent d'invoquer une « abolition » de la domination de genre, dont il est difficile d’imaginer la réalisation effective. Et leur opposent la nécessité de résister, ici et maintenant, par des pratiques subversives.
Inversement, certain-es matérialistes affirment qu’on ne peut se contenter de luttes « symboliques ». C'est-à-dire de penser qu'en changeant les représentations, on pourra s'émanciper véritablement des différentes formes d'oppression. La conséquence, c'est que chaque position s'accuse d'en rester à des postures abstraites : c'est abstrait d'invoquer la révolution, mais c'est aussi abstrait de penser que « performer son genre » permet de renverser l’oppression.

Dans ton travail, tu cherches pourtant à montrer qu'il est possible de dépasser ces oppositions, et de proposer un féminisme qui reprenne les acquis du matérialisme sans négliger les apports du queer. Tu proposes notamment d'allier les stratégies de « subversion » à une volonté d' « abolition » du système de domination de genre.
 
D'abord, il faut bien avoir à l'esprit que l'histoire des deux courants, matérialiste et queer, montre qu'ils ne sont pas complètement étanches l'un à l'autre. En particulier récemment : depuis la fin des années 2000, émerge en effet un « tournant économique » ou « matérialiste » dans la littérature et l’activisme queer. Ceux-ci portent une attention accrue aux inégalités au sein du mouvement LGBTQIF. Se développe également une critique du néolibéralisme et une réflexion sur les dynamiques de régulation étatique et capitaliste des sexualités1.

Par exemple ?

C'est notamment tout ce qui a trait à la manière dont le capitalisme investit et récupère nos stratégies politiques. Les lieux de sociabilité queer étaient déjà des lieux marchands – des bars ou des commerces gays par exemple. Mais ce qui relevait avant tout d'un simple réseau affinitaire a basculé, sous l'effet du néo-libéralisme, dans une récupération assez systématique, où l'imagerie gay fait aujourd'hui les beaux jours de Calvin Klein. Contrairement à l’idée répandue d’un milieu gay et lesbien bourgeois et consumériste, le milieu LGBTQIF est traversée par de fortes inégalités, de classe, de sexe, de race etc.  Tout le monde ne participe pas de cette image du gay médiatique, notamment parce que celle-ci a un prix élevé.

Pour toi, ces considérations théoriques engagent des choix en termes de stratégie politique...

Je fais partie d'une génération de féministes qui, dans les années 2000, a lu spontanément Christine Delphy et Judith Butler en même temps, sans les considérer comme antagonistes – mais au contraire complémentaires. Je pense qu'il est important pour les luttes d'articuler les deux : l'attention aux aspects matériels de la domination, et le maintien de perspectives révolutionnaires d'une part ; la critique de la façon dont la domination s’exerce au niveau de significations diffuses et la défense de stratégies subversives plus concrètes d’autre part. Il faut intégrer les luttes trans-pédés-gouines dans nos luttes féministes sans perdre de vue l’exploitation des femmes par les hommes. Le militantisme féministe français dit « minoritaire », qui se bat contre la putophobie, la transphobie et l’islamophobie, et s’inscrit souvent dans une démarche anti-capitaliste, anti-raciste et anti-fasciste, unit en pratique des perspectives « queer » et « matérialistes ».

Propos recueillis par Diolto.

1: Pour plus de détails, voir Sophie Noyé, « Pour un féminisme matérialiste et queer », sur contretemps.eu.

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