Lille la nuit, c’est fini ?

lille la nuitAvec plus de trente descentes en un mois, les coups de pression policiers resserrent l’étau autour des petits cafés-concerts lillois. Depuis le mois de septembre, pas moins de deux cafés-concerts ont fermé : Le Détour, Le Salsero. Un troisième, L’Imposture, est sur la sellette. Entre commissions et charte de la vie nocturne, états généraux de la nuit, limiteurs de décibels et contrôles de légalité, les nuits lilloises sont de plus en plus soumises à des règlementations bureaucratiques et à une vision politique étriquée. Pendant ce temps, le secteur Masséna, lui, prospère étonnamment.

 

Il y a cinquante ans, les troquets se comptaient par dizaines rue de Trévise et d’Artois à Moulins. Il y a dix ans, Wazemmes abritait des soiffards et des sons jusqu’à pas d’heure les week-ends. Aujourd’hui ce quartier est devenu un véritable désert le samedi soir après minuit. Finis aussi, les Chalice Sound System rue Bourignon, l’équipe sénégalaise du Djoloff, les soirées légendaires au Rock Line... Les années 2000 sont un virage pour les nuits lilloises. Les nombreux morts sur les routes entre Lille et les boîtes de nuit belges font grand bruit. L’idée d’un régime spécifique, une dérogation de fermeture tardive - pour certains bars lillois seulement - naît de la collusion d’intérêts patronaux et politiques. Les premiers veulent capter les adeptes de ces boîtes belges, les deuxièmes se doter d’un quartier qui sera l’incarnation du cœur de la vie nocturne de la ville rêvée par Aubry. Lille ne manque pas d’endroits où faire la fête mais c’est l’opportunité de redessiner la carte de la nuit, en créant une zone de privilèges (autour de la rue Masséna / Solférino) et d’îlots (comme celui du Vieux-Lille) où les bars ferment à 3h et les discothèques à 7h [1].

La zone est approuvée en 2003 par Roger Vicot, délégué municipal à la sécurité. Elle est entérinée par l’instauration d’une « charte de la vie nocturne ». Comme l’explique Aubry, tenancière de Lille et sa métropole, cette charte « impose des règles strictes en matière de vente d’alcool, de sortie des bars, de bruit, et entraîne pour ceux qui ne les respectent pas des sanctions financières et des fermetures administratives. » Ainsi depuis 2011, 1500 contraventions et 38 fermetures administratives ont été recensées. Cette décision a, depuis, largement renforcé la frénésie alcoolique de Masséna en y concentrant essentiellement des noctambules issus des grandes écoles lilloises. Elle a considérablement augmenté les profits des établissements bénéficiant de ce régime. Enfin, les lieux à l’extérieur de cette zone se sont retrouvés exposés à une législation durcie par la charte et ses directives. Un juge invalidera pourtant la légalité de ce découpage arbitraire lors du procès du Carré VIP il y a quelques années. Mais celui-ci n’ira pas à son terme [2]. Peut-être qu’une autre procédure en cours la fera voler en éclat. D’ici là, la situation perdure.

Les états généraux de la nuit, lancés fin 2012 par Roger Vicot, adjoint à la vie nocturne de l’époque, visent à rénover la charte de la vie nocturne et répondre aux faits divers qui ont fait les choux-gras de la presse quotidienne (fusillade devant Le Theatro, série des noyés de la Deûle, etc.). Ils répondent aussi au besoin des représentants syndicaux qui espèrent faire entendre leur voix et prendre une part du gâteau des nuits lilloises. Aujourd’hui les discussions s’éternisent, élections obligent. Franck Hanot, nouvel adjoint à la vie nocturne, explique ouvertement : « Les actions seront plutôt après les municipales ». Comprenez : personne ne bouge, personne ne sera blessé.

« Au cœur de la ville endormie »

Mise à part une poignée, tous les patrons de bar et boîte de nuit de Lille sont donc soumis à la charte. Tous les lieux doivent fermer à minuit en semaine et à 1 heure les week-ends. Il est exigé d’eux que des travaux de remises aux normes, jusqu’à plusieurs dizaines de milliers d’euros, soient réalisés pour insonoriser les lieux, même si les bâtisses ne s’y prêtent pas. En plus, il faut installer un limiteur de décibels. Les contrevenants sont jugés dans des « commissions de vie nocturne », sortes de tribunaux à huis clos, où se décident entre patrons et la mairie, les fermetures administratives et les amendes qui tombent en guise de sanctions. La plupart des récalcitrants n’y sont pas défendus faute d’être représentés. Ceux et celles qui parviennent à se défendre sont les patrons de Masséna, du Vieux-Lille, des boîtes de nuit, des établissements d’hôtellerie et de restauration. Ils sont regroupés en différents syndicats, disposent de moyens importants pour se mettre aux normes.

À côté de ça, un paquet de rades restent en rade, exposés aux seuls avis de la police et de la préfecture. Il y a quelques années, c’est le Resto Soleil qui avait failli fermer. En 2012, c’était le Cinéma l’Hybride qui dérangeait. À la rentrée, c’est Le Salsero qui a écopé d’une nouvelle fermeture administrative, synonyme de mort prématurée, puisqu’il est impossible pour les petits troquets de survivre avec un arrêt d’activité d’un mois. Dans la foulée, c’est Philippe du Détour qui jette l’éponge [3]. À L’Imposture, Malik n’échappe pas au combo « voisins mécontents & police zélée » et risque deux mois de fermeture, potentiellement fatals.

Rendez-nous nos nuits blanches !

Franck Duquesne, volontiers qualifié dans la presse de « roi de la nuit » en raison du nombre de boîtes qu’il possède, est l’homme égotique « incontournable » du lobbying patronal en faveur du zonage (avec son syndicat, l’UMIH – encore lui) dans les années 2000. Duquesne se décrit lui-même comme « un gros "bourge" qui paye l’ISF » avec « une maison à Saint-Trop et une au Touquet ». Lui qui ne boit pas, installe son propre portrait dans tous ses établissements [4], et fait son argent sur la picole des autres, il était propriétaire de onze établissements il y a deux ans. Dans ces boîtes, « pas de gens mal habillés, sales, qui ont plein de piercings, de tatouages ou qui viennent en marcel. On refuse aussi les groupes de garçons. J’aime que les gens soient beaux, propres et soignés. Classe, quoi ! » Duquesne sait également entretenir ses liens avec la police. En 2010, il prête gracieusement une de ses boîtes à Jean-Claude Menault, cet ancien responsable de la police du Nord qui fut mis à la retraire suite à l’affaire Carlton / DSK, pour faire la fête avec ses commissaires et chefs de divisions [5].

Si les descentes dans les établissements rue Masséna sont bien plus rares qu’ailleurs, n’y voyez aucun lien. Il faut bien un enclos au troupeau, pour l’occuper à faire la fête. Tant qu’à faire, autant que ce soit dans les mêmes rues aux néons saturés d’une musique vomitive. Pendant que les petits cafés indépendants sont le terrain de jeu des flics, que Masséna roucoule, « le Bistrot Saint-So » est curieusement épargné par les descentes. Cela en dépit de l’absence notoire de contrats avec les musiciens lors des soirées de sa première année. Les gérants du lieu, l’équipe du Modjo, ont mis au point une stratégie qui les déresponsabilisent en laissant désormais cette gestion aux associations qu’ils accueillent. L’étude d’impact et l’installation d’un limiteur de décibels qui mettraient l’endroit aux normes se font toujours attendre. Si on voulait un monopole de « St So » sur les concerts dans les bars, on ne s’y prendrait pas mieux.

Culture civilisée

Nous rencontrons Amandine, patronne du Peek-A-Boo et responsable de l’antenne régionale de Culture Bar-bars, accompagnée de David, le coordinateur national. Bar-bars est un collectif de patrons de cafés qui se regroupent afin de « favoriser les rencontres et la convivialité, soutenir la création et la diffusion des cultures, revendiquer un statut et des normes adaptées à la taille des petits lieux, établir un dialogue, une concertation et une réflexion avec les administrations publiques tout en luttant contre la morosité et l’anonymat ». Un festival de musique du même nom se déroule chaque année dans les cafés adhérents, il y en a une vingtaine sur Lille. Amandine défend « une autre vision politique de la vie nocturne. Aujourd’hui la nuit est aux mains de technocrates qui peuvent faire ce qu’ils veulent. Les politiques accordent trop d’attention aux riverains, surtout en période électorale ». Les soucis de voisinage sont en effet souvent à l’origine des contrôles de police et des problèmes des cafetiers.

Mais la démarche interroge. Amandine participe aux commissions de la vie nocturne en tant que représentante de l’Union des Métiers de l’Industrie Hôtelière (UMIH), lieu de toutes les décisions et de toutes les opacités. Lorsqu’elle est interrogée sur les fermetures récentes de cafés, son discours se retourne rapidement contre les cafetiers : « Jamais nous ne défendrons un café-concert juste parce qu’il est café-concerts ; il faut déjà réaliser les travaux demandés, et surtout ne pas insulter la police. » Référence à une personne qui a fini par craquer au bout d’un énième contrôle qui allait entraîner sa fermeture. Pour David, « il n’y a pas de zèle policier à Lille ». Amandine et David ne diront rien sur les états généraux de la nuit. Le devoir de discrétion de la « réserve électorale » est de mise, même pour eux. Culture Bar-bars ressemblerait presque à un petit lobby de patrons comme un autre.

« Dans la rue y’a plus que des matons »

En novembre, l’association Black Circle, spécialisée dans l’organisation de concerts de musique amplifiée depuis plus de trois ans, décide d’organiser une manifestation pour soutenir la scène locale, ainsi que les bars mis à mal : « Il en reste deux ou trois aujourd’hui contre sept lorsqu’on a commencé », raconte Julien, son fondateur. « C’est mieux de ne pas les citer pour ne pas leur attirer plus d’ennuis ». Même lorsque « les études d’impacts » et les travaux d’insonorisation sont réalisés et que tout est dans les règles, comme c’est le cas pour le café Le Midland, « on continue d’être emmerdés par les flics ». Aujourd’hui, « les plus récents limiteurs de décibels fonctionnent avec une mémoire, ils enregistrent toutes les données quotidiennement », comme les disques mouchards dans les camions. « Bientôt ils préviendront directement les flics », ironise Julien. Depuis quelques temps, l’association recense méthodiquement les descentes que subissent différents bars : pas moins d’une trentaine sur un mois en cette fin d’année 2013. Dans le meilleur des cas, les flics se bornent à « demander la licence IV, les papiers du patron, même si on les a déjà vus la veille ».

Il arrive aussi que ce soit le grand déballage, comme à l’avant-veille de leur manif, quand l’URSSAF, les douanes et la police (nationale et municipale) débarquent ensemble. Plusieurs fois, comme récemment rue Henri Kolb, toute la circulation est bloquée pour contrôler les bars, faisant ressembler la scène à une opération anti-terroriste. Le harcèlement se fait surtout durant les concerts, « même à 21 heures ». La règlementation d’un bar est tellement foisonnante de contraintes que « lorsque les flics cherchent, ils trouvent. Il y aura toujours quelque chose qui ne va pas et la possibilité de mettre des amendes. » Pour tenir un bar, il faudrait être un excellent juriste, de surcroît expert en droit du travail. On reproche l’absence de contrats même pour des musiciens qui jouent pour le plaisir, en dehors de tout cadre professionnalisant. Il leur faudrait « des contrats de bénévolat ». Julien aimerait juste pouvoir faire jouer des groupes tranquillement, en passionné de musique : « Ce n’est pas possible, explique-t-il, il faudrait un CDD pour chaque musicien et donc augmenter le prix des concerts au même tarif qu’une grande salle » ; des moyens que les petits bars et les associations musicales sont loin d’avoir. Le combat n’est pas fini, Black Circle organisera bientôt une nouvelle manifestation pour sauver ses nuits blanches. D’ici là, encore combien de décisions de fermeture seront prises au secret ? La vie des quartiers populaires s’étiole un peu plus avec la mort de ses derniers bastions. Lille va vraiment finir par crever d’ennui.

Notes

[1Jusqu’à 2009 et la modification de la législation nationale, le secteur bénéficiait d’un régime dérogatoire permettant aux boîtes de fermer à 8h (plutôt que 5h au niveau national).

[2« Fermeture des bars à 3 h, le régime dérogatoire bousculé par un jugement », La Voix du Nord, 11/11/11.

[3« Détour par un café culture », La Brique n°33.

[4« Franck Duquesne, le roi des nuits lilloises », MétroNews, 28/11/2012.

[5« À La Fabrik, les généreux amis du policier », Le Monde, 17/11/2011.