SNCF : la voie libérale

SNCF 1La marchandisation des chemins de fer français est sur les rails. À l’heure de la libéralisation européenne des services publics en réseau, et malgré les mobilisations fréquentes des cheminots, la SNCF encaisse les salves de managers acquis aux solutions de marché. Jean Finez, qui vient de terminer une thèse sur le sujet, nous restitue les principaux enjeux de ces mutations.
Les transformations marchandes des chemins de fer ne commencent pas avec la libéralisation des chemins de fer. Avant les années 1990, la SNCF avait déjà commencé à se comporter comme une entreprise privée. On a parfois tendance à penser que, parce qu’une entreprise est publique, elle ne cherche pas à faire du profit et qu’elle est soucieuse du bien commun. La réalité est plus complexe et dépend surtout des choix des élites de l’État.
 
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Des managers d'État

Quand le personnel politique et la haute administration ne demandent pas aux entreprises publiques de générer des profits mais plutôt de répondre au mieux aux demandes du public, quitte à perdre de l’argent, on voit se développer une logique de service public. C’est ce qui s’est passé à la SNCF durant les décennies d’après-guerre. En revanche, si l’État est libéral et considère que les entreprises du secteur public sont des activités économiques comme les autres, alors ces entreprises du secteur public développent leurs activités selon une optique commerciale. C’est ce qui s’est passé à la SNCF avec l'essor du marketing, puis avec la création du TGV il y a une trentaine d’années.
Les transformations commerciales des chemins de fer français ont été impulsées en interne par une poignée de nouveaux dirigeants dont les choix stratégiques peuvent en grande partie être rapportés à leurs profils scolaires et à leurs trajectoires professionnelles. Alors que, grosso modo, la SNCF était à l’origine dirigée par des techniciens ayant fait toute leur carrière dans l’entreprise et qui cherchent à transporter chaque année davantage de voyageurs et de marchandises, à partir des années 1970-1980 les ingénieurs formés à l’économie tendent à occuper une place croissante. Ceux-là souhaitent surtout conformer l’entreprise à un « réalisme » économique qui leur semble inéluctable.
Les déficits sont leur hantise et c’est pourquoi ils en appellent à abandonner les activités déficitaires de la SNCF. Dans les années 1990-2000, ce sont les énarques et les diplômés des écoles de commerce qui font leur entrée à la SNCF : ces derniers, qui sont généralement étrangers au monde ferroviaire (c’est d’ailleurs ce qui rend si difficile le dialogue avec les cheminots), sont surtout intéressés par les résultats financiers de la compagnie, principal indicateur de réussite. Pour accroître les marges de l’entreprise, ces managers sont prêts à investir aussi bien à l’étranger (la SNCF est présente dans 120 pays par l’intermédiaire de ses centaines de filiales) qu’en dehors du rail. Geodis, l’un des leaders européens du transport routier de marchandises, appartient ainsi à la SNCF, de même que la nouvelle compagnie OUIBUS, qui est promise à un bel avenir avec la loi Macron.
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Entreprises publiques en concurrence

Depuis 2005, des entreprises privées transportent des marchandises sur le réseau. Si l’on en croit la Commission européenne, d’ici 2023, il sera possible pour les usagers de choisir la SNCF ou une autre compagnie ferroviaire pour voyager en France, un peu sur le modèle du marché des autocars qui vient d’être créé avec la loi Macron. Mais à la différences des autocars, les compagnies de chemins de fer en concurrence seront généralement des opérateurs publics, comme l’indique le fonctionnement actuel du fret : après la SNCF, le plus gros transporteur ferroviaire de marchandises en France est ainsi la Deutsche Bahn, qui opère sous le nom d’Euro Cargo Rail. De la même manière, la SNCF tente de développer le plus largement possible ses activités en Allemagne.
La concurrence ferroviaire n’a évidemment rien de naturel. Se conformer aux desiderata des libéraux français et européens qui y sont favorables nécessite de changer en profondeur le fonctionnement technique des chemins de fer. Traditionnellement – c’est-à-dire depuis les débuts du secteur au XIXe siècle – une seule entreprise gérait le réseau et les trains qui circulaient sur ce réseau. En 1997, suite à une directive européenne de 1991, la France a créé Réseau ferré de France (qui s’appelle aujourd’hui SNCF Réseau). C’est dans ces conditions qu’a pu apparaître la concurrence ferroviaire. À ce jour, l’intérêt économique de mettre en concurrence différentes compagnies sur un même réseau n’a pas encore fait ses preuves.
L’histoire des chemins de fer britanniques est particulièrement symptomatique de ce dogmatisme idéologique. On sait comment la privatisation de British Rail a déstructuré techniquement et socialement le fonctionnement des chemins de fer britanniques dans les années 1990, provoquant une série d’accidents graves ayant obligé les autorités du pays à faire en partie marche arrière. Et si la Grande-Bretagne est réputée aujourd’hui pour sa sécurité ferroviaire, la ponctualité de ses trains et la qualité de son matériel roulant, il n’en reste pas moins que le bilan de la concurrence est très limité : les conditions d’emploi des cheminots britanniques se sont en effet largement dégradées et les prix des billets de train sont les plus élevés en Europe. Au final, les principaux bénéficiaires de la libéralisation du rail britannique sont les opérateurs ferroviaires privés et les voyageurs aisés.
Jean Finez

Le yield management, ou l'art de faire payer plein pot

Les transformations marchandes de la SNCF sont visibles dans la manière dont les prix des billets de train sont aujourd’hui fixés. Pour les TGV, la SNCF utilise un système de tarification en temps réel : le yield management. Ce système explique pourquoi quand on achète un billet de train (pour aller à Paris par exemple), on ne peut pas savoir à l’avance combien on va payer. Les prix sont fixés par des algorithmes qui prennent en compte de nombreux paramètres comme le taux de remplissage du train, l’heure et le jour de départ, le moment d’achat, la catégorie des clients qui empruntent généralement ce train, etc. Le but de la SNCF est de faire payer aux voyageurs tout ce qu’ils sont prêts à payer. Si l’entreprise sait qu’à 18h, les clients qui prennent le train entre Paris et Lille sont généralement des hommes d’affaires et des cadres supérieurs, l’entreprise vendra ses billets très cher. Tant pis pour ceux qui ont besoin de voyager et qui n’ont pas les moyens de payer plus de 60 euros pour une heure de TGV : s’ils veulent absolument voyager, ils devront prendre le bus.
Ce modèle de tarification est très différent de celui qui a longtemps existé en France et dans beaucoup de pays. En France, au XIXe siècle et jusque dans les années 1970, le prix était calculé uniquement en fonction de la distance du trajet : à cette époque, que le train soit vide ou plein ne changeait rien. Même chose si l’on achetait son billet un mois à l’avance ou 10 minutes avant le départ du train. Pour l’instant, les TER fonctionnent encore à peu près sur ce modèle. Mais demain, on peut imaginer que, avec l’accord des régions, la SNCF choisisse de modifier les logiques de tarification. A contrario, on peut très bien imaginer qu’un jour la SNCF abandonne le yield management. Tout cela dépend des choix du personnel politique, mais aussi de la capacité des usagers à défendre le service public et à peser sur les choix de l’État et de l’entreprise.
Jean Finez