Une impression de liberté

poleka Autoedition2b 1L'édition, c'est au mieux de l'industrie, au pire de l'industrie numérique. Pourtant dans la métropole subsiste un îlot d'éditeurs indépendants. Bien qu'il soit difficile de résumer ces maisons d'édition en ne parlant que de quelques titres, on comprend vite que tout tourne autour de la même conception du partage des idées, de la liberté d'imprimer sans se soucier de la rentabilité...

Auteur, plasticien et créateur des éditions Nuit Myrtide1, Dimitri Vazemski a publié plus d'une centaine d'ouvrages : polars, poésies, livres de dessins, romans... Il nous attend en terrasse, et à peine assis, nous offre un livre Rosebud... mais qui s'avère être un carnet vierge. « La micro-édition, ça commence par là. Tu remplis un carnet, tu le photocopies et ça fait des livres ».

« Une notion de partage »

Tout a commencé en 2000 par un recueil de ses textes photocopié à cent exemplaires et vendu à prix libre.  « S'auto-éditer permet de ne pas avoir de coupure dans tes textes, de trouver un argument commercial, ou d'adapter tes écrits pour un public cible ». Après quelques livres personnels qu'il vendait à la criée sur le marché de Wazemmes, son savoir-faire l'amène à imprimer le travail d'autres auteurs: « Le livre, ce n'est pas qu'une diffusion de l'ego. C'est important pour moi de publier les autres, créer des traces, des rencontres ». Il s'inspire d'un texte du Roubaisien Maxence Van der Meersch sur la grève de 1935 pour publier un recueil collectif de nouvelles sur ce thème2. Sa maison d'édition sert aussi de porte-voix à certaines habitantes de Wazemmes, D'ailleurs à ici, un recueil de paroles de femmes venues d'Iran, d'Algérie, du Brésil3.  
Au début, Dimitri avait un contact direct avec l'imprimeur. Quand il passait trop tôt récupérer ses livres, il mettait la main à la pâte en les découpant lui-même au massicot. « Maintenant tu attends dans une salle climatisée que quelqu'un vienne t'apporter ton carton ». L'impression en offset a été remplacée, cette dernière décennie, par des copieurs numériques permettant de sortir des ouvrages à une centaine d'exemplaires.
« Le but de Nuit Myrtide ce n'est pas de se faire de l'argent. Les ventes permettent juste d'imprimer le suivant. Je donne aussi pas mal de livres à ceux qui me commandent la nouveauté ». Comme Télétexte de Sophie Gaucher4, un recueil de 400 dessins absurdes tiré du « journal télévisé muet en mode sous-titrage ». Dimitri anime des ateliers d'écriture avec des enfants, dans des foyers de jeunes travailleurs, des collégiens... De chaque expérience, il sort un livre.
Une des fonctions essentielles de l'imprimé est celle du partage, le prêt ou le cadeau d'un bouquin qu'on aime, mais aussi le fait qu'il voyage. « Un ami m'a dit avoir trouvé un de mes livres dans la bibliothèque d'une maison qu'il louait pour ses vacances, ça m'a fait énormément plaisir ». Ce qui est certain, c’est qu'on n'est pas prêt de voir traîner des liseuses numériques à droite à gauche.
En discutant du livre numérique, Dimitri est en train de réfléchir à un premier projet à partir des poésies d'Émile Verhaeren. Dans la forêt de Roisin, en Wallonie, on pourra en écouter la lecture sous tel arbre avec un smartphone géolocalisé : « Mais tu pourrais aussi te poser sous l'arbre avec le livre et lire des poèmes toi-même finalement… » dit-il presque dubitatif.

Des écrits fin de siècle

C'est d'ailleurs sous un arbre que nous rencontrons Les Âmes d'Atala5. « Selon certains, une seule personne se cache derrière ce nom, mais ce sont plutôt des centaines ». Nous connaissions cette « maisonnette » d'édition pour Amer, revue finissante qui contient sur plus de deux cents pages des textes anarchistes de la fin du XIXe siècle, des poésies, des chroniques de disques, des analyses... En guise d'un code barre, on peut lire « Le Code de la propriété intellectuelle nous emmerde. Conséquemment nous emmerdons le Code de la propriété intellectuelle ». Le ton est donné.
« Les Âmes font tout de A à Z sauf l'impression, et à quelques exceptions près comme pour l'Apocalypse » qui a demandé des centaines d'heures et des amis enthousiastes pour imprimer et relier l'ouvrage à la main. « On préfère économiser les forces et le temps ». Par conséquent, les livres se font le plus souvent dans des imprimeries traditionnelles.
L’Apocalypse merveilleuse de Lélio de Mûval traite du devenir de Lille « soudainement envahie par la merde », des communautés politiques se formant ça et là pour mettre en pratique ce qui n’était encore que des utopies avant la catastrophe. Deux tomes qui sont aussi disponibles en téléchargement « dans un esprit de partage, comme pour les revues Amer quand leur tirage est épuisé ».
La liberté d'éditer permet de republier des textes perdus dans les limbes de la littérature, comme Une mauvaise rencontre de Georges Eekhoud, un écrivain homosexuel et anarchiste belge mort en 1927. Le prix de l'ouvrage ? « 11€ dans le monde de la marchandise. Prix libre dans celui qui croit l'être ».
Les Âmes d'Atala ont sorti, en 2011, un livre hors-normes : Noir & blanc, 40 pages écrites en gros caractères et en braille, dont le texte lu sera disponible prochainement sur leur site. « On continue à imprimer quand on peut, car ça demande quand même pas mal de travail, et puis Les Âmes ne sont pas spécialement bénéficiaires. » Généreuses, on repart avec les bras chargés de bouquins.

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Traduire ses envies

Fini les terrasses et les parcs, Benoît Verhille de La Contre-Allée6 nous accueille à l'Espace du 57 à Fives, dont le lieu fait office ce jour-là de librairie temporaire. Sur la trentaine d'ouvrages sortis, la nouveauté n'est pas forcément le but en soi. La maison d'édition a cette volonté d'aller chercher des ouvrages épuisés mais dont la portée politique est toujours d'actualité. « Il est difficile de faire attention à ce qui se passe chez soi, si on ne s'intéresse pas à ce qui se passe ailleurs ».
C'est ainsi que La Contre-Allée a acquis les droits pour traduire Cosa Nostra écrit par Giovanni Falcone (1991), le juge italien engagé dans la lutte contre la mafia, victime d'un attentat. Ce livre entre en résonance avec une enquête sur les relations entre la mafia et le monde politique, Les derniers mots de Falcone et Borsellino (2012) de Giovanni Falcone et Marcelle Padovani. « Les auteurs ont tenté de comprendre ce qui a amené à l’assassinat de ces deux juges ».
Mais l'équipe fait aussi le pari d'éditer des « premiers textes ». Avec une tactique de sortir les ouvrages par paire, comme le premier livre d'Amandine Dhée qui est paru en même temps que celui d'un écrivain plus renommé, Lucien Suel. « ça permet de faire des liens lors des soirées de présentation ».
Cette conception de la littérature se voit également dans le processus de fabrication. Les livres sortent de l'Imprimerie Laballery, à Clamecy, dans la Nièvre. Leur particularité est d'être une société coopérative de production. Après un dépôt de bilan suivi d'une liquidation, ses ouvriers l'ont récupérée en 1993, avec comme principes fondamentaux : le capital appartient aux salariés et les décisions sont prises en collectif. « Il s'agit là d'un choix clair, réfléchi dès la création de la Contre-Allée. On pourrait aller dans un pays d'Europe de l'Est, mais même si cela représente un coût supplémentaire de près de 25%, on voulait que cela soit imprimé en France et dans de bonnes conditions. » Ce coût, qu'il faut bien financer, est donc répercuté sur le prix des livres,  édités souvent à plus de mille exemplaires.
A la différence des autres, La Contre-Allée est une association avec un salarié, qui en tant que telle, reçoit des subventions. Cet argent permet « d'accueillir des résidences d'écrivains, d'organiser des lectures chez l'habitant ou au foyer Catry à Fives, une structure d'accueil de femmes, mais pas pour le fonctionnement ». Si les subventions baissent, ce sera au détriment de ces rencontres avec les autres.
La Contre-Allée a choisi de s'essayer à une adaptation d'un livre en numérique, mais « toujours par le biais de la création, pas juste un copier-coller du texte car on perd la mise en page, le format, et même la typo ». Avec Olivier Carpentier de Book d'oreille, ils ont conçu une application d'après le texte D'azur et d'acier de Lucien Suel autour de l'usine de Fives-Cail. Pas une simple lecture de l'auteur, mais un voyage adapté au lieu, accompagné de la musicienne Laure Chailloux et de David Bausseron.

De l'art de faire tout soi-même

L'entrée dans le Cagibi7 se fait dans la Gueûle béante d'un immense poisson en carton créé pour l'exposition. Dans l'estomac de la bête, au milieu de dizaines de livres et d'affiches, quatre personnes sont affairées à plier des pages fraîchement imprimées. Ouvert depuis 2009, le Cagibi est un atelier-galerie animé par des artistes : « En tant que dessinateurs, imprimeurs, relieurs et diffuseurs, on fait ce qu'on veut. On n'a pas de limite » dit Antoine Duthoit.
Chaque livre est différent de par son format, son nombre de pages, les couleurs car « ça dépend du projet de l'artiste ». Leurs graphzines, des livres qui contiennent uniquement du dessin, appartiennent au monde de l'édition d'art, puisque toujours sérigraphiées et reliées à la main. Leurs productions se comptent par dizaines chaque année et sont tirées en moyenne à cent exemplaires et vendus à petit prix, 5-10€ voire « à prix libre pour les livres créés sur les festivals ».
Malvina Agache, relieuse de l'équipe, invente des livres à système, des pop-ups aux couleurs étonnantes. Le dernier objet graphique a nécessité la création de huit cents petits cubes pour 60 exemplaires au final. « Celui-là nous a pris des semaines de boulot, on va sûrement le vendre à 50€ quand même ». L'association survit financièrement grâce à l'animation d'ateliers dans des écoles de la région. Leur diffusion se fait « par bouche-à-oreille et par des rencontres physiques dans des salons ». Ici pas de vente en ligne ou par le biais d'autres librairies. « On fait ça vraiment par plaisir et par amour de l'artisanat. Il ne s'agit pas de faire du commerce mais de faire des bouquins ».

A l’ère du soi-disant tout numérique, on se dit que l'avenir du papier n'a pas encore totalement disparu, que persiste cette idée que le livre imprimé sera toujours amené à être prêté, volé, donné, ou se retrouver sur l'étal d'une brocante dans cent ans. Qui peut imaginer qu'une liseuse numérique, avec ses deux mille bouquins, s'allumera encore dans dix ans ?

A/F – AB

1 : www.nuitmyrtide.blogspot.fr
2 : Jean-Bernard Pouy, Michel Quint, Charles Pennequin, Dimitri Vazemsky, Patrice Robin, Daniel Lemahieu, Jacques Jouet, Jérome Leroy, Ian Monk, Pierre-Yves Hurtevent, Ricardo Montserrat, Grève, Nuit Myrtide, 2007
3 : Thomas Suel,  Knapfla, D'ailleurs à ici, Nuit Myrtide, 2010
4 : Sophie Gaucher, Télétexte, Nuit Myrtide, 2013
5 : www.zamdatala.net
6 : www.lacontreallee.com - 57 rue de Flers, Lille
7 : Le Cagibi, 8 rue de Wazemmes, Lille

Quand un livre sort de chez l'imprimeur, il faut l'amener vers son public, le diffuser.

Le circuit traditionnel : les livres sont envoyés à une centrale de diffusion qui les dispatche dans les points de vente. « Le problème est que les diffuseurs prennent leur pourcentage, les libraires aussi. C'est normal mais de ce fait le prix du livre augmente » (Dimitri Vazemski).

La surdiffusion : « Il ne suffit pas qu'un livre soit déposé dans une librairie pour qu'il se vende, il faut aller en discuter avec les libraires » (Benoît Verhille)

Auto-diffusion : tous les éditeurs interrogés font cette démarche de déposer les livres partout où ils le peuvent « La diffusion des Âmes d'Atala oscille entre salon du livre, table de presse, don à l'étalage, vente à la criée, dépôt en librairie, vente via internet et échanges. Ou encore dans des concerts et des conventions de tatouages pour mettre les livres là où on n'a pas l'occasion d'en voir ».

L'envoi postal :  il n'existe pas de tarif spécial pour les éditeurs, contrairement aux journaux. «  Quand tu envoies trois livres à une librairie, tu en déjà perdu un en frais de port, et un autre pour le libraire »  (Dimitri Vazemski).

Les salons : partout en France sont organisées des rencontres entre public et éditeurs. Il s'agit du meilleur moyen pour créer des liens. Dans la métropole, les deux qui se détachent, Escales Hivernales, Fais-Le Toi-Même, n'ont pas lieu cette année. On doit se reporter au Salon du livre d'expression populaire et de critique sociale d'Arras qui a lieu en mai.