De Lille à La Havane, Saint-Sauveur enterre le socialisme

aurby 03Saint-Sauveur, sa gare, sa friche. L'occasion d'apprécier comment l'exposition « Ola Cuba ! » et le projet d'aménagement de la friche enterrent, chacun à leur manière, le socialisme. La première rend un dernier hommage au régime castriste. L'autre annonce la fin définitive du parti socialiste dans la région.

 

Disons-le tout de suite : l'exposition « Ola Cuba ! » présentée par Lille3000 à la gare Saint Sauveur ne présenterait aucun intérêt si sa capacité à ne rien dire ne relevait de l'exploit.

La ruée vers l'art

Les artistes présentés par « Ola Cuba ! » seraient autant « porteurs de nouveaux horizons » que d'une « liberté d'expression encore fragile mais inédite ». Pourquoi donc, ici et maintenant, une exposition sur Cuba ? Martine Aubry s'en explique, lors de son inauguration, à l'hospice Comtesse : « Avec Didier [Fusillier], nous nous sommes précipités à Cuba juste après la visite de Barack Obama. » Comme tous les mécènes et marchands d'art à travers le globe, et notamment américains, partis chercher les pépites de demain. « L’intérêt pour les artistes cubains est tel que certains collectionneurs préfèrent acheter maintenant car ils tablent sur une envolée des cotes », confirme un célèbre directeur d'une galerie cubaine (1). Un marché s'ouvre, qui explique l'engouement mondial pour les artistes cubains. Ainsi basculent-ils du vieux régime « socialiste » vers le grand bain libéral et mondialisé de la marchandise culturelle. Mais ni le vieux monde stalinien, ni le nouveau monde capitaliste ne sont critiqués, ni même questionnés, par « Ola Cuba ! »

À Saint-So, l'expo' s'ouvre sur une sculpture monumentale de la face de Fidel Castro. À l'Hospice Comtesse, des clichés présentent le Lider Maximo dans une chambre d'hôtel. D'autres photos présentent des enfants en treillis apprenant à marcher au pas, ou un tag d'une ogive frappée d'un marteau et d'une faucille et sensée symboliser la « science prolétarienne ». Tout ça ressemble à de la fascination, voire à un culte. On y verra plutôt un dernier hommage au castrisme tant la situation réelle de la liberté d'expression à Cuba est, et c'est un comble, passée sous silence. Peut-être ne faut-il pas effrayer les marchands d'art – qu'ils soit libéraux ou « socialistes » ?

Dans ses Palabras a los intellectuales en 1961, Fidel Castro disait que « L'artiste révolutionnaire sera disposé à sacrifier jusqu'à sa propre vocation artistique pour la révolution ». Che Guevara, ouvrant la période stalinienne de l'île, expliquait que la politique culturelle cubaine « consiste à empêcher la génération actuelle, disloquée par ses conflits, de pervertir la prochaine » ? (2) Si l'expo' « Ola Cuba ! » donne la parole aux artistes nés dans les années 70/80, voilà quel rôle leur était dévolu par le parti : « Éduquez-les dans le marxisme-léninisme, équipez-les des idées de la révolution et entraînez-les techniquement à notre devoir. » (3)

Sinon quoi ? Censure, expulsion du territoire et enfermement attendaient les « asociaux ». « Quel avenir a un écrivain dans un pays où chaque mot qu'il écrit est contrôlé une fois, deux fois par un fonctionnaire du système qui considère la littérature comme un moyen d'augmenter la production ou de chanter les louanges du Parti ? » se demandait le romancier Reinaldo Arenas dans Libération en janvier 2009. Quand Lille3000 raille le sous-équipement informatique de l'île en présentant les ordinateurs en bois d'Abel Barroso, elle omet de rappeler que l’État cubain peut intercepter les conversations privées (comme le ferait la NSA), les diffuser à la télévision, et les utiliser pour expulser des opposant.es. Ou encore que le graffeur El Sexto passa la majeure partie de l’année 2015 derrière les barreaux pour avoir peint les noms Raúl et Fidel sur le dos de deux cochons vivants. Il a été accusé d’outrage et maintenu en détention pendant dix mois sans jamais avoir été déféré devant la justice.

Bref. Nous ne verserons pas plus loin dans une hémiplégie qui insisterait sur les méfaits d'un régime pour en blanchir un autre. Ici aussi, le « socialisme » s'enterre de lui-même, faisant de Saint-Sauveur son tombeau.

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La ruée vers l'or gris

Le Parti socialiste n'apprend rien de ses échecs. Hégémonique il y a encore cinq ans, il a perdu la Région, les Départements, la Métropole lilloise, et n'a plus aucun député localement. Cette saignée historique devrait inciter les socialistes lillois.es à se remettre en question. La gestion de la friche Saint-Sauveur prouve que non. L'avenir retiendra qu'ils n'ont été que d'arrogants chefs de travaux au service du BTP.

Depuis Euralille et la gare Lille Europe, inaugurés il y a vingt ans, les socialistes sont lancé.es dans une course éperdue à l'immobilier d'affaires, profitant du secret des alcôves métropolitaines pour imposer l'« attractivité » de leur territoire (4). Comme son nom l'indique, l'attractivité (envers les investisseurs extérieurs) considère les habitante.s comme un problème, et non une solution au problème. Ce qu'il.le.s ont bien compris en leur mettant une fessée, au moins électoralement. Euralille (1, 2, 3, 3000), Euratechnologies, Eurasanté, l'Union ou encore Les Rives de la Haute Deûle ne sont que des projets de technocrates. En 1992 déjà, dans un moment d'hostilité à l'égard du projet Euralille, une banderole lançait « Albertville, Euralille, mêmes débiles, mêmes séniles, même faillite ». Malheureusement, les progrès de la science ont fait de la sénilité un état interminable.

D'ici la fin de l'année, les travaux doivent débuter sur la friche Saint Sauveur. Pourtant depuis les débuts du projet, des habitante.s se mobilisent contre la bétonnisation de ces 23 hectares en plein centre-ville. Une pétition a recueilli 11 000 signatures. L'enquête publique d'avril 2018 a reçu plus de 600 avis, presque tous négatifs. Des associations et collectifs emmenés par le collectif « Fête la friche » dénoncent les farces de la concertation tant elle ne concerne que des détails d'aménagement sans qu'il puisse y être discuté l'opportunité de construire 2 500 logements et 75 000 mètres carrés de bureaux et d'équipements publics.

Face à cette mobilisation pourtant inédite pour un projet urbain, l'élu socialiste au béton Stanislas Dendievel n'a rien d'autre à répondre qu'elle est « orchestrée par une minorité radicalisée » (5). Il refuse ainsi d'entendre ses administrés même quand ils se plient au jeu de l'enquête publique. Il refuse d'entendre ce collectif d'associations qui remirent un rapport circonstancié sur les impacts écologiques et sanitaires du projet : embouteillages, sur-pollutions atmosphériques et des eaux, manque de verdure (6). Comme le rappelle ce rapport, la ville de Lille est déjà saturée à tous points de vue. Il faudrait déjà dé-densifier certains quartiers. Mais Dendievel et les socialistes persistent dans leur vieux modèle de développement issu de cerveaux dérangés d'urbanistes des « Trente Glorieuses ». Dans ces conditions, on peut s'attendre à ce que la friche Saint Sauveur tourne définitivement la page du socialisme nordiste, comme sa gare tourne celle du castrisme.

TomJo
Dessin : Lysergia

1. Le Monde, 8 août 2016.
2. L'Homme et le socialisme à Cuba, 1970.
3. Congrès national de l'Éducation et de la culture, La Havane, 1971.
4. Lire à ce propos : La Politique confisquée. Sociologie des réformes et des institutions intercommunales, David Guéranger et Fabien Desage, Éditions du Croquant, 2011.
5. La Voix du nord, 20 avril 2018.
6. Rapport remis à l'enquêteur public et signé de « Fête la friche », Entreliannes, Les Amis de la Terre et l'Association pour la Suppression des pollutions Industrielles.

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