Il faut trouver le soldat Médine !

tirailleur 2 Septembre 1939 : l'ordre de mobilisation générale appelle les patriotes à une énième boucherie à la gloire de la religion drapeautique. Ah ça, quand il faut sonner le clairon, nos dirigeants va-t'en guerre répondent toujours « présents ! » Quand il s'agit d'aller crever dans une tranchée par contre y'a plus personne, si ce n'est les prolos et les troupes coloniales ! Aujourd’hui, les descendant.es des tirailleurs africains vivent avec bien peu d’informations sur le parcours de leurs ancêtres. Lorsque Bouchra se met en tête de retrouver la trace de son arrière-grand-père, elle découvre comment l’État français profite de l’oubli des familles pour économiser sur l’entretien des tombes d’anciens combattants.

Nous sommes le 11 novembre 2017, à Paris. Plein d’une solennité toute présidentielle, Jupitron est venu frémir de la gueule au-dessus de la flamme du soldat inconnu. Une fois fleuri le poilu et épongée la larmiche d’usage, il s’en retourne au palais de l’Élysée pour le traditionnel gueuleton post-commémoration de l’armistice.

Non loin de là, attablé.es à la terrasse d’un café, on observe les rues d’une capitale moins grouillante qu’à l’accoutumée malgré le jour férié. C’est à un autre soldat qu’on pense, inconnu lui aussi, invisible même. Faut admettre qu’au rang des préoccupations quotidiennes, la chair à canon d’autrefois n’occupe pas une place de choix. D’autant moins quand la chair en question est celle de tirailleurs africains. Ils sont partis au combat de force ou séduits par les perspectives de promotions militaires et d’égalité politique1, des promesses lancées dans les poubelles de l’histoire par des colons à la mémoire courte.

Heureusement, de la mémoire, Bouchra n’en manque pas. On est d’entrée sidéré.es par l’énergie, la détermination de cette jeune journaliste de 28 piges descendante de tirailleur. Avec force et gouaille elle nous raconte son combat pour retrouver la trace de son arrière-grand-père, soldat première classe mort pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est en 2007 lorsqu’elle voit le film Indigènes qu’elle prend conscience de cet héritage. Un peu bousculée, l’ado commence à poser des questions, fait des recherches, va jusqu’à payer l’accès à des fonds d’archives sur Internet : « C’était une fortune, je crois que j’ai dû payer 300 balles. J’ai ruiné mon père à l’époque ! ». États de service, dossier médical, en dix ans et à force d’acharnement elle finit par réunir assez d’informations dans les documents militaires pour retracer la trajectoire d’une famille déchirée par la guerre et la décolonisation.

 Du front au fond, se souvenir

 Médine est berger. Lui et sa femme Dounia habitent Aïn Fetah, un petit village d’Algérie situé au pied de l’Atlas, là où s’étalent les hautes plaines d’Oranie occidentale. Dounia est sur le point d’accoucher de jumeaux lorsque son mari est mobilisé pour défendre la « mère patrie » au début de l’année 1940. Il connaît alors le déracinement, les combats, et la captivité. D’abord dans le camp de transit de Pithiviers, puis dans un stalag allemand où sont retenues les forces françaises jusqu’à la Libération. Médine ne connaîtra jamais Paris en liesse, ni ses fils, Mourad et Saïd. Il meurt le 13 septembre 1941 à l’hôpital militaire du Val-de-Grâce des suites d’une maladie chronique qui s’est aggravée pendant son internement. Comme lui, des milliers de tirailleurs africains vont mourir dans des centres de détention, décimés par la faim, l’épuisement et les épidémies.

Un an plus tard, Médine est déclaré « mort pour la France », grotesque hommage que daigne lui rendre une élite scribouillarde pour qui les canons ne sont qu’un bruit sourd dans le lointain. Dounia touche une pension de veuve d’ancien combattant jusqu’au début de la guerre pour l’indépendance de l’Algérie en 1958. Mourad, soldat moudjahid2, est tué pendant le conflit. Son frère Saïd – le grand-père de Bouchra – immigre dans le nord de la France en 1963 pour trimer au fond des fosses de la compagnie des mines de Dourges. Il fait venir sa compagne et ses deux enfants pour s’installer à Oignies où vit une communauté de travailleur.ses algérien.nes presque tou.tes originaires de la périphérie d’Oran. Il charbonne, s’encrasse les poumons, s’abîme au fond avec ses camarades algériens, marocains et polonais, jusqu’à la fin des années 1980, peu avant la fermeture définitive de la fosse numéro 9 de Oignies, qui survient en juin 1991. Fatigué par la silicose, Saïd compte bien finir ses jours au bled, mais un AVC l’oblige à revenir en France pour se soigner. Début 2015, voyant l’état de santé de son grand-père se détériorer, Bouchra veut trouver où est enterré Médine et permettre à son vieux d’aller se recueillir sur la tombe de son père : « Je me dis, faut que je me bouge. J’ai les moyens techniques de le faire par mon job, je suis à Paris, faut que je le fasse ! »

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 Carré 12, ligne 15, tombe 203

 Plusieurs mois s’écoulent. « J’ai ces documents en main et je ne sais pas quoi en faire. T’es vite dépassée en fait ! » dit-elle en se rappelant l’errance et la solitude de ses recherches. Tout s’accélère à l’automne 2015 quand une amie passionnée de généalogie lui apprend que le seul cimetière musulman de France en activité pendant le conflit se trouve tout près de chez elle, à Bobigny : « Le lendemain, je sors du travail et j’ai tracé là-bas en me disant maintenant la seule solution c’est d’arriver sur place et de le trouver ! » Nom par nom, elle inspecte les quatre cent tombes du carré des anciens combattants. Rien ! En désespoir de cause, Bouchra cherche Médine sur les grandes plaques de marbre dédiées aux soldats inhumés dans des fosses communes : « Franchement, ça m’aurait fait mal ! Mais je me disais, peut-être que… » Non plus. Elle finit par appeler le service du cimetière communal : « Je leur sors un mytho plus gros que moi, que je suis en reportage et que je cherche cette personne précisément. Dans ces moments-là tu prends confiance, tu as la carte de presse… » Le fonctionnaire au téléphone lui indique l’emplacement. Carré 12, ligne 15, place 203. Encore faut-il s’y rendre sans se perdre dans le dédale de pierres : « Là c’est un labyrinthe pour se repérer, tu connais Koh-Lanta ? L’exercice d’orientation ? C’est moi ! » Au bout de cinq heures à arpenter le cimetière, Bouchra est enfin face à l’emplacement. Dans ce carré pour indigents, quelques rares débris de dalles funéraires jonchent une pelouse nue. Aucune trace d’une tombe digne de ce nom. Il faudra un employé municipal muni d’un cadastre pour trouver l’emplacement exact. Le p’tit père l’achève en lui apprenant au passage que si elle veut que son ancêtre ait une sépulture décente, elle devra raquer les 800 euros de frais de concession. Sinon quoi, ce qui reste de lui ira à la fosse commune. Le statut de « mort pour la France » donne pourtant droit à une sépulture individuelle et à une inhumation à titre perpétuel dans les cimetières nationaux. En réalité, l’entretien d’une grande partie des tombes revient aux cimetières communaux munis d’un carré militaire et auxquels l’État reverse une indemnité forfaitaire de… quinze centimes d’euro par an et par tombe ! Et puis le marbre, ça coûte cher. Qui viendra se recueillir de toute façon ? Sûrement pas une famille d’ouvrier.es du nord de la France, déconnectée de son histoire coloniale et sans moyens pour se déplacer jusque-là. Alors pourquoi s’emmerder ? Aux p’tits soldats, la patrie répugnante.

Sous le choc et n’ayant pas les moyens de payer, Bouchra cherche de l’aide. En octobre 2015 elle prend contact avec le « Souvenir français », un groupement d’intérêt public attaché au ministère de la défense. Cette association reconnue d’utilité publique est chargée de l’organisation de cérémonies, d’actes de mémoire, de l’entretien des sépultures et des monuments commémoratifs. Bref, comme s’en amuse Bouchra, ça fleure bon le p’tit drapeau tricolore et la France éternelle : « Bon, les associations patriotes à la base c’est pas mon délire. Au Souvenir français, il y a un peu de tout : un peu de hauts gradés, des harkis, des vieux nostalgiques de l’Algérie française, toi-même tu sais […] mais ils sont géniaux, franchement je leur dois tout ! »

En février 2016 elle rencontre Serge Barcellini, le président du « Souvenir français », contrôleur général des armées (CGA) et ancien directeur de cabinet de Jean-Marc Todeschini, secrétaire d’État aux anciens combattants de 2014 à 2017. Lors de leur rendez-vous, ces pros de la gerbe et du chrysanthème la prennent plutôt au sérieux. Il faut dire que le dossier est explosif, et qu’avec son travail de journaliste dans un média politique, Bouchra a les réseaux qu’il faut pour faire savoir comment l’État français traite ses anciens combattants : « Je pense qu’ils se rendent compte qu’il y a moyen que ça sorte et que ça fasse du bruit. On est juste après les attentats, montée du djihadisme tout ça… On est trois dans le bureau avec le président et Michel Hadj, son directeur général, et c’est le moment où ils m’oublient – littéralement, j’ai l’impression que je ne suis plus là – et le directeur général dit à son président, mais t’imagines si ça sort dans le contexte actuel, c’est pas possible faut pas que ça se sache, faut pas que ça sorte. Là je me rends compte que j’ai une arme entre les mains, mon job. » Ils lui assurent qu’elle n’aura pas à payer la concession et mettent sur le coup la déléguée départementale du « Souvenir français » dans le 93. Elle est chargée d’appuyer Bouchra dans ses demandes auprès de la mairie de Bobigny, seule en mesure de donner l’autorisation pour les travaux de restauration. Seulement voilà, elle ne tombe pas sur une flèche !

tirailleur 2

 Pour quelques gouttes de plus !

 Le prix de la réactivité est donc décerné à… Stéphane De Paoli, maire de Bobigny ! En 2014, notre lauréat remporte la ville détenue par les communistes depuis près d’un siècle. Bien qu’étiquetté « centriste » (UDI) l’élu appartient à une droite crypto-frontiste bien puante, de celle qui fait parader sa police municipale brolique à la ceinture et truffe son centre-ville de dispositifs de vidéo-surveillance. Ancien chef de travaux des BTP, on peut pas dire que De Paoli fasse franchement avancer les travaux de restauration pour la tombe de Médine. Au contraire, il mettra plus d’un an et demi à répondre aux sollicitations nombreuses et répétées de Bouchra et du « Souvenir français » : « La déléguée du 93 fait ce qu’elle peut, elle se rend compte qu’il la balade un peu, qu’il ne la reçoit pas forcément. On sait pas pourquoi on sent que le mec veut pas le faire. » C’est pendant cette période d’errance qu’en mars 2016, Saïd meurt à l’âge de 76 ans sans avoir pu se recueillir décemment sur la tombe de son daron. Le jour de son enterrement, Bouchra adresse une nouvelle demande à la mairie de Bobigny pour faire inscrire le nom de Médine sur le monument aux morts de la ville. Elle restera sans réponse.

 Noël 2016, la famille se retrouve et forcément après un an et demi sans nouvelle et des échanges de mails pas franchement productifs, tout le monde est à bout. Excédée, Bouchra obtient les coordonnées d’un membre du cabinet de la mairie de Bobigny. Quelques mois plus tôt, elle a été contactée par une journaliste du Parisien et menace de tout balancer à la presse. C’est en rentrant de ses vacances en famille, le 6 janvier 2017, qu’elle reçoit un mail du « Souvenir français » qui lui apprend que la tombe de son arrière-grand-père a été posée par le syndicat du cimetière intercommunal et que la concession a été rénovée. En pièce jointe, la photo d’une tombe blanche, bien seule au milieu des ruines. « Là, je pète un plomb ! » nous dit Bouchra, qui n’a pas été prévenue et n’a même pas eu la possibilité d’organiser une cérémonie avec sa famille pour l’occasion.

 Aujourd’hui, la jeune franco-algérienne cherche à réunir d’autres descendant.es de décolonisé.es dans la même situation qu’elle, cherchant à faire valoir le droit à une sépulture pour des combattants inhumés dans des conditions indignes : « Vas-y, va dire aux 3e, 4e générations d’immigré.es – dont les grands-parents ont donné leur vie pour le pays, qui ne se sentent pas forcément intégré.es – va expliquer à ces gens qui ont fait tous ces sacrifices pour la France que leurs ancêtres sont enterrés comme des animaux ! [...] Ce n’est pas le seul cimetière où il y a des anciens combattants. Des carrés comme ça, il y en a d’autres en France ! » Algériens, Sénégalais, Malgaches, Marocains, Indochinois, Tunisiens, Maliens ou Antillais, ils sont plus d’une centaine de milliers à avoir trouvé la mort au cours des conflits engagés par leurs colonisateurs, toujours au bas de l’échelle, toujours en première ligne. Certains seront mêmes massacrés en temps de paix, comme à Sétif en mai 1945 ou au camp de Thiaroye en décembre 1944, où trente cinq tirailleurs d’Afrique noire sont assassinés par l’armée française pour avoir réclamé leur solde. On témoigne ici de tout notre respect pour Bouchra et sa lutte contre l’oubli, mais si le combat mené par son arrière-petite-fille a fini par payer, Médine reste une goutte dans le montant fleuve de la dette de sang.

Roy

  1. Les « musulmans français » ayant participé aux combats espéraient voir aboutir leurs revendications pour l'acquisition du droit de vote, l'égalité fiscale et l'abolition du code de l'indigénat.
  2. Durant la guerre d'Algérie, le moudjahid est un membre de l'Armée de libération nationale ou du Front de libération nationale.

 

 

Les marchés du CSP 59

8 mai 1997, le Collectif des sans-papiers du Nord (CSP 59) n’a pas encore un an d’existence lorsqu’il entame sa première marche de la porte des postes de Lille au carré militaire du cimetière d’Haubourdin où sont enterrés une centaine de tirailleurs sénégalais et nord-africains. Pour la petite histoire, Martine Aubry – pas encore élue maire à l’époque – les accompagne quelques kilomètres, pour la beauté du geste… qu’elle ne répétera plus jamais ! Qu’importe, le collectif rend depuis hommage aux soldats des troupes coloniales de manière assidue : « Quand on a découvert l’existence de ce cimetière, après la création du collectif en juillet 1996, on s’est dit c’est clair, tous les ans on fera cette marche là ! » nous raconte Roland.

 Diagne, porte-parole du CSP depuis maintenant plus de 20 ans. Un acte de mémoire d’autant plus important qu’une partie des personnes présentes ignorait jusqu’à la présence de certains de leurs proches dans ce cimetière. Ces descendant.es – évoqué.es dans les chants du CSP comme des « tirailleurs économiques » – habitent aujourd’hui à Lille Sud, dans le quartier de l’Épeule à Roubaix, de la Bourgogne et des Phalempins à Tourcoing. Comme le remarque Roland, « beaucoup de jeunes Maghrébins qui font la marche avec nous, quand ils arrivent à Haubourdin ils tombent des nues ! Ils habitent à côté, leurs anciens sont enterrés ici et ils ne sont pas au courant. Il n’y a pas eu de mémoire de ça dans leur famille ! »

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