Quand Lille sort du placard

pinkflamingos 1Militant de longue date au sein de l’association les Flamands roses et membre du J’en Suis J’y Reste, Bruno a accumulé au fil des années quantité de souvenirs et de documents de travail qui, le temps passant, ont pris une valeur historique. Il organise aujourd’hui des promenades qui donnent à voir une autre histoire de Lille, particulièrement méconnue. Et si on se lançait dans l’histoire d’une autre Lille ?

Difficile de s’étonner de la méconnaissance qui entoure toute cette histoire lorsqu’elle s’est déroulée à l’abri des regards, et qu’il faut attendre 1991 pour que l’homosexualité soit retirée de la liste des maladies mentales de l’OMS. La tâche est ardue, les écueils et les enjeux politiques nombreux. À l’image de cette pépite dont on connaît l’existence sans en connaître les contours. En se marrant doucement, Bruno raconte qu’après la seconde guerre mondiale, une gerbe est déposée en hommage sur l’emplacement d’une vespasienne fermée depuis peu, sur la Grand’place de Lille. Un geste irrévérencieux en l’honneur des lieux de drague disparus, et des mecs qui fréquentaient la pissotière.

Quand on sait que l’événement fait déjà écho à une scène semblable qui s’est déroulée quelque vingt ans plus tôt place de la République, on est déstabilisé.e par l’immense néant qui entoure les pratiques de l’époque. Aucun tract, encore moins d’articles dans la presse, aucune trace écrite et ne comptons pas sur la réputation de la drague très rapprochée pour nous en dire plus. Une expression rigolote néanmoins nous parvient, celle du « triangle d’or », qui désignait la zone des trois célèbres pissotières du centre-ville, réparties entre la Grand’place et la place de l’Opéra.

Un épisode tel que celui-là, dont on comprend et reconnaît l’esprit, nous parvient comme une minuscule lueur dans l’obscurité des poubelles de l’histoire. Oui, une vie homosexuelle existait à Lille. Oui, des gens s’organisaient – jusqu’à se cotiser pour offrir une gerbe. Cela dit, Bruno ne peut pas faire grand-chose de cette anecdote qui est la plus ancienne de son répertoire (n’essayons même pas d’envisager les siècles précédents). Sa méthode est de capter les différents points de vue qui ont pu être couchés sur le papier (presse, tracts et outils militants), mais surtout de partir directement des lieux et témoignages.

Cruising in Lille

Sur la base d’infos glanées ici et là, et recoupées, Bruno se lance dans l’organisation de « promenades » à la manière d’un guide touristique, en faisant intervenir – quand c’est possible – quelques témoins directs pour raconter leur expérience. Une fois par an en moyenne depuis 2009, Bruno balade donc une trentaine de personnes de tout âge pour partager avec elles les fruits de ses recherches. La première fois qu’il organise cette balade atypique, un gars des renseignements généraux suit le groupe. Le RG est rapidement pisté : il faut dire qu’attendre au feu vert des passages piétons, ça attire l’attention. Le bonhomme finira par partir à 18h pile, histoire d’éviter les heures sup’. « De quoi ils avaient peur ? On ne sait pas », rigole Bruno.

« L’idée, c’est de rechercher l’histoire des homos à Lille ». Des événements, mêmes anodins, nous aident un peu plus à comprendre la manière dont nos prédécesseurs vivaient leur homosexualité et leur militantisme. Comme cette conférence organisée par l’association Arcadie en 1981, à l’époque où l’illustre kebab l’Aspendos était un bar appelé la Brocante et tenu par des homos. Marrant de voir qu’aujourd’hui, le lieu sert toujours de rendez-vous aux collectifs lillois. Lors de cette conférence, l’auteur et avocat Christian Gury a présenté son livre L’homosexuel et la loi, une initiation juridique fortement utile pour rappeler leurs promesses aux socialistes fraîchement élus. C’est d’ailleurs le 20 décembre 1981 qu’est enfin votée l’abrogation de la pénalisation de l’homosexualité.

Il était une folle histoire

« On va voir les endroits fréquentés par les homos, on parle aux riverains et chaque visite donne l’occasion d’étoffer un peu plus un savoir collectif qui se recrée et se met à jour. » Aujourd’hui, la somme des informations de Bruno couvre la plupart des quartiers de Lille et 40 ans d’histoire. D’autres personnes se sont penchées sur le sujet, et apportent, par leurs recherches, des éléments nouveaux à notre connaissance. Des recherches sont encore en cours, un étudiant réalise un mémoire sur la répression policière vis-à-vis de la vie homosexuelle à Lille dans l’entre deux guerres. Toutefois, la police n’abattant ses griffes que sur l’homosexualité masculine, cela ne nous donne pas d’informations sur la vie des lesbiennes. D’où l’importance de recueillir des informations à partir de sources variées. « Si ce travail constitue une vraie recherche sur histoire de la répression, notre volonté est de dresser un portrait fidèle de ce que vivent au quotidien les LGBT » explique Bruno. Ce qui l’intéresse lui, c’est d’en savoir plus sur les modes de vie, sur la façon dont les gens ont questionné à l’époque la norme, toutes ces petites « organisations informelles » comme les « colocs entre pédés ».

Bruno raconte ainsi comment, dès les années 50, les gays s’appropriaient certains lieux, notamment pour se rencontrer, comme le « Cinéac », cinéma situé alors rue Faidherbe, à l’emplacement actuel de la Grande pharmacie de France. Certains bars étaient aussi connus pour être plus permissifs que d’autres : rue Basse, une fois le rideau tiré, le patron de « Chez Mémère » permettait par exemple aux hommes de danser entre eux. Il y a des lieux où se travestir était possible, là encore, lorsque le rideau est tiré ; c’est comme ça qu’un certain Eugène, employé au guichet de la gare Lille-Flandres la journée, pouvait se transformer en femme le soir venu, tout comme « Georgy », qui se travestissait à l’heure de la fermeture de son bar rue de Courtrai. Il/elle sera par la suite arrêté/e pour « corruption de mineur ».

Bruno relate aussi la vie du train Lille-Paris. Pour échapper à la monotonie lilloise, et s’offrir une sociabilité plus élevée, nombre d’homos passent leur week-end dans la capitale. Il faut dire qu’à la fin des années 1970, le train est paradoxalement moins cher qu’aujourd’hui. Ils partent le vendredi soir et vont faire la fête du côté de la Porte Dauphine ou se livrent à des visites nocturnes aux Tuileries. Car nombreux sont les lieux à vivre la répression policière à Lille. En 1986, « Le Square », premier sauna gay de la ville, ouvre au 4 rue Molière, il subira plusieurs descentes de police et fermetures administratives. Le site Hexagone gay, spécialisé dans l’histoire des homos de France, rapporte que la population homo du Nord se déplace aussi massivement dans les boîtes belges ouvertement plus gay friendly.

Autant de stratégies qui évitent la répression tant morale que physique, mais qui laissent peu de traces. C’est là que prend tout le sens du travail de Bruno : « le but, c’est de ne pas laisser le discours aux oppresseurs. Si on n’écrit pas nous-même notre propre histoire, personne ne va s’en charger ».

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Des stratégies offensives contre les offensé.es

La question de la mémoire est souvent abordée dans les luttes des Flamands roses. La déportation des homosexuel.les par les nazis en est une. Inspirés d’une initiative parisienne, des membres du CLARH (Comité lillois anti-répression homosexuelle) déposent en 1982 une gerbe en souvenir au monument aux morts de la place Rihour. Une visibilisation poursuivie en 1991 par les Flamands roses au Mémorial départemental de la Résistance et de la Déportation, avec parfois la réticence de quelques anciens combattants et déportés. Les militant.es présent.es sont arrêté.es par la police, et relâché.es après la cérémonie. Chaque année depuis, les Flamands roses participent à la cérémonie, après des négociations sans cesse renouvelées, mais avec le soutien de la mairie (particulièrement de Marie-Christine Blandin ou de Guy Hascouët alors militant.es chez les Verts). Il faudra cependant attendre 2006 pour que l'association reçoive sa première invitation officielle. Quant à l'intégration des Flamands roses à l'organisation de l'hommage, elle ne se produit qu'en 2014.

D'autres actions menées par les Flamands roses sont entrées dans l'histoire. Au moment de la loi sur le Pacs, en 1999, le syndicat universitaire de droite l'UNI avait placardé des affiches contre toute forme de contrat d'union entre les homosexuel.les, avec pour slogan « Mariage homo, famille en danger ». Publiquement, et après avoir appelé les journalistes, les militant.es ont décollé les affiches rue de Paris. Et parce que la droite locale a toujours été assez forte pour se démarquer par son homophobie patente, les Flamands roses s'attaquent en 2005 à son premier représentant de l'époque, Christian Vanneste, qui concentre toute l'attention par ses multiples « dérapages ». En janvier, l'asso perturbe les vœux de celui qui est alors député-maire de Tourcoing, et mobilise avec d'autres assos une manifestation devant la mairie. Puis en 2006, Act'up Paris, le SNEG et les Flamands roses obtiennent la condamnation de l'élu par le tribunal de Lille, pour propos homophobes. Vanneste est délesté de quelques milliers d'euros, la condamnation est la première du genre en France. Malheureusement, La Cour de cassation a annulé le jugement qui avait été confirmé en appel à Douai.

Rien n’est jamais gagné, ni certain de durer dans l’histoire. À l’heure où le film 120 battements par minute, qui expose brillamment des réflexions luttes et stratégies menées par Act'Up durant les années SIDA rencontre un succès certain, le combat semble appartenir à une autre époque. Depuis ces années charnières, les modes de vie ont radicalement changé : l’hécatombe du VIH, endiguée ; les lieux de drague, aseptisés ; les rencontres brouillées par le net ; les lieux communautaires, devenus « hétéro-friendly ». Les modes de vie LGBT rencontrent donc des mutations profondes. De la lutte contre la criminalisation au combat pour le mariage, il est important de conserver les idées et leur cheminement. Comme une mémoire à faire vivre, comme une vigilance et comme une affirmation de notre existence.

Harry Cover [Fresc] & Mona

 

Des femmes qui déménagent !

Les lesbiennes se regroupent elles aussi en assos de lutte, en rencontrant encore d’autres difficultés que les gays. En effet, lorsqu’elles rejoignent des groupes féministes, elles sont souvent confrontées à de la lesbophobie, et quand elles font partie des associations homosexuelles telles que le FHAR (front homosexuel d’action révolutionnaire), le combat féministe passe au second plan. À Lille, pendant une décennie, des lesbiennes tiennent un bar coopératif non-mixte au 1er étage du 19 rue du cirque, au-dessus de la librairie féministe « Du côté des femmes ». Pour la petite histoire, parce qu’elles trouvaient les locaux d’à côté plus sympas, elles décident, sans rien demander à personne, de démonter le mur de parpaings qui les sépare de la maison voisine. Elles enverront ensuite un courrier à la mairie pour les informer du changement d’adresse, le 21 rue du cirque.

Les assos homos' de Lille : des dates et des luttes

En 1989, le centre culturel libertaire est à Fives et les copains et copines de l’émission « La voix sans maître » de radio campus se posent des questions sur l’homosexualité d’un point de vue politique dans le milieu anar'. Ils invitent des camarades homos pour participer à l’émission, qui connaît un succès important. Depuis, des personnes homosexuelles se réunissent régulièrement pour réaliser une émission de radio consacrée à cette question : « Tata Bigoudi ». Ces militant.es se sont organisé.es en association. Il y a 28 ans naissaient ainsi les Flamands Roses.

La création de l’association marque la renaissance d’une vie militante LGBT à Lille sur cette question-là. Les années 1980 et l’épidémie du Sida ont porté un coup aux groupes militants de jadis : Arcadie, Gadeho (Groupe non politisé permettant à chacun de s’exprimer afin de pouvoir dédramatiser son homophilie), CLARH (Comité lillois anti-répression homosexuelle), Gai-Tapant, GHEM (Groupe homo pour l’expression des minorités), SOS-Solitude gaie, FGC (Fédération gaie pour la communication)... sont autant de structures et d’acronymes qui disparaissent. Les Flamands roses ravivent la flamme des pédés et autres pestiférés. Pour le milieu gay en gueule de bois, une longue reconquête s’amorce, jusqu’à l’aboutissement de la première gay pride en 1996, entièrement autofinancée et autogérée.

Dans les années 1990, Act’up s’installe au 15 rue Malpert, mais faute de moyens pour garder le local, elle quitte Lille au bout de deux ans. Peu de temps après, en 1998, le CCL change de locaux. Les Flamands roses ouvrent alors au 19 rue de Condé. Une ouverture qui fait écho au Gai-Tapant, un lieu festif situé au 32 rue Arago jusqu’à la fin des années 1980, et qui était le tout premier local gay et lesbien à ouvrir dans la région. Le CLARH y tenait ses réunions. Le local ouvert par les Flamands roses est appelé le « J’en Suis J’y Reste » et accueille plusieurs assos : 16 composantes y sont aujourd’hui rassemblées. Dans le quartier, les habitant.es surnomment ce centre LGBT « le club ».

D’autres assos gays coexistent aujourd’hui à Lille avec les Flamands roses, comme David et Jonathan, l’Égide ou encore Ch’ti rando (association des marcheurs et marcheuses LGBT du Nord-Pas-de-Calais).

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