Une histoire de femmes libres

JPEG - 707.3 koPlus de 30 ans après la loi Veil et malgré quelques avancées législatives, les conditions dans lesquelles se pratique l’IVG sont encore très décevantes. Si des efforts sont réalisés dans le Nord-Pas-de-Calais, le consensus hospitalier érigeant la région en modèle ne résiste pas à une réalité au goût amer pour les femmes. Culpabilisation, mépris, machisme : avorter c’est aussi affronter les regards d’une société plus à même de défendre le droit à l’avortement que l’avortement en lui-même.

 

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Tabou général. Votre soeur, votre mère, votre fille ou votre meilleure copine a avorté et pour la plupart vous n’en savez rien. Comme l’affirme Luc Boltanski, « l’avortement est une opération confinée dans des arènes spécialisées, et dont ne parlent pas celles qui s’y soumettent, sinon à un nombre très limité de proches » [1]. On en parle peut-être encore moins qu’avant 1975, la dépénalisation de l’IVG «  ayant eu pour effet de rendre inutiles l’entraide, la recherche de conseils et de soutien qui amenaient à confier son angoisse à d’autres femmes, amies, parentes, collègues, etc. ». D’après Véronique Séhier, du MFPF de Lille (cf.lexique), « c’est une réalité, des femmes n’en parlent pas chez elles, à leur compagnon, elles décident ça toutes seules ».Retour ligne automatique
« L’IVG reste considérée comme ‘une atteinte à la vie’ », nous explique Sylvia, de la maison des femmes (Lille). « Il y a une pression encore forte sur les femmes, sur le rôle de mère qu’elles doivent avoir dans cette société : ne pas avoir un enfant c’est refuser ce rôle ». Pour Olive, du collectif Basta ! [2], ce tabou est aussi «  dû au système de domination, au rapport avec notre corps, à la sexualité. Il y a vraiment un rideau noir sur comment on est constituée, sur la notion de plaisir, etc. (...) Il est beaucoup plus facile de trouver des infos sur la parentalité que sur les enjeux liés à la sexualité et à l’IVG ! » Résultat, une désinformation flagrante sur l’IVG. C’est dans la loi : les médecins sont tenus d’informer les patientes sur les éventuelles complications quant à une maternité future : « une aberration » selon Francis Collier, chef du service IVG au CHR de Lille, pourtant reprise en choeur par nombre de médecins ! Selon lui, « dans l’immense majorité des cas, il n’y a pas de complications » [3] . Le risque serait extrêmement faible, identique à de nombreuses opérations, même pour la 2ème ou la 3ème IVG. Restent tout de même les complications psychologiques, plus fréquentes, découlant de la difficulté de vivre un avortement dans notre société...

Un corps médical réactionnaire ?

Des propos « maladroits » aux remarques blessantes, culpabilisantes voire méprisantes, le corps médical est mis en accusation dans la plupart de nos témoignages. En effet, d’après l’enquête de Nathalie Bajos [4] , « leurs pratiques renvoient aussi à leurs représentations de la légitimité de la demande des femmes ». Pour certains médecins, y compris celles et ceux voulant améliorer la pratique de l’IVG, une femme qui arrive trop sûre d’elle, trop « détachée », est une femme qui n’a pas conscience de la gravité de l’IVG. C’est ainsi que F. Collier pense que « plus elles le vivent bien au moment de l’IVG, plus elles le vivent mal après ». Luc Boltanski explique que ce sont ces principes qui peuvent «  inciter, par exemple, lorsque la dénégation leur semble trop patente, à faire voir à la femme qui va avorter son échographie et à la lui commenter au lieu de la tenir discrètement à distance ». Cela explique, en partie, les réflexions cinglantes et récurrentes de la part de secrétaires, infirmières, échographistes, anesthésistes, etc. (cf. témoignages)Retour ligne automatique
Mais ces comportements sembleraient s’arrêter -ou presque- aux frontières de notre région si chaleureuse... D’après V. Séhier, «  il peut y avoir des gens dans les services qui sont moins bien formés... Mais pour Armentières, Roubaix et Lille, on a très peu de retours négatifs ». Un médecin* conventionné pour faire des IVG médicamenteuses en ville nous confirme : «  les échographies avec un accueil très mauvais, les patientes m’en parlent parfois lors des IVG médicamenteuse en ville. Mais avec le temps, cela change ». Il intervient aussi au service IVG de Roubaix, où les femmes seraient satisfaites d’après les questionnaires réalisés. «  À Roubaix, les médecins du centre d’orthogénie  [5] font leurs propres échographies ; le personnel est choisi et motivé ». F. Collier présente la même confiance envers son personnel, la certitude que ces pratiques n’ont pas cours dans son service, et prévient : « Quand il y a un commentaire négatif sur un médecin, le retour est cinglant ». Mais il précise que cela est extrêmement rare. Et comme à Roubaix, il nous affirme que les « questionnaires de satisfaction » [6] ne mentionnent que... le manque de télés dans les chambres. Quant aux échographistes « indélicats » qui tournent intentionnellement l’écran et l’image du foetus vers les femmes, cela ne peut avoir lieu dans son service et serait le fait de « quelques échographistes indécrottables » qui exercent en cabinet, hors de l’Hôpital. Il nous a parié sa chemise. On lui a donc demandé de nous l’envoyer... [7]Retour ligne automatique
En effet, au vu des quelques témoignages que nous avons reçus, tout ne semble pas aussi rose, loin, très loin de là... Et pourtant, une formation sur l’IVG existe à la faculté de médecine (la première et une des rares en France), et le personnel hospitalier de la région suit une formation continue sur l’IVG, chaque mois. C’est dire qu’ailleurs en France, les réflexions et comportements culpabilisants en tout genre peuvent être légion... (voir ICI ou ICI) Mais peut-être estimera-t-on qu’il s’agit d’une vue de l’esprit ? F. Collier affirme ainsi pour minimiser ces comportements indésirables, que pour les femmes, « l’une des manières de se libérer de son agressivité, c’est de la reporter sur quelqu’un d’autre ». Autrement dit, les remarques du personnel ne seraient qu’une forme de ressenti psychologique des patientes...

Un échec ou un choix ?

Une autre idée à battre en brèche, c’est l’IVG présentée comme un échec, une faute de la part des femmes. Selon Geneviève Cresson, sociologue de la santé à Lille 1, «  on a trop longtemps pensé la contraception comme un «  bon objet  » (à développer, signe d’émancipation, de maîtrise de la vie...) et l’IVG comme un «  mauvais objet  » (un moindre mal, un échec, un reliquat du passé voire un archaïsme à éliminer). Cette dichotomisation ne correspond pas à l’expérience des femmes, et elle est en soi préjudiciable car stigmatisante pour celles qui recourent à l’IVG ». Selon elle, « Bajos et Ferrand ont bien montré que ce ne sont pas les personnes qui sont «  à risque  » mais bien les situations. (...) Les difficultés de débuter (ou poursuivre) une sexualité dans des conditions matérielles difficiles, ou s’il y a tabou, mauvaise information, créent des situations à risque. Les moments de découvertes, de rupture, de changement de partenaires sont également des situations à risque. Que celles et ceux qui n’ont jamais oublié leur pilule, «  pris des risques  » lors d’une relation sexuelle non prévue d’avance (même et y compris avec le ou la partenaire habituel-le), été surpris dans leur volonté de maîtrise par une événement inattendu … que ceux-là lèvent la main ! ». En résumé, V. Séhier rappelle qu’il faut : « se bagarrer contre le parallèle qui est souvent fait entre IVG et échec de la contraception. On peut développer autant qu’on veut la contraception, il restera toujours des avortements, c’est deux facettes d’un même droit pour les femmes ».

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Ni coupable, ni en erreur, mais libres. Libres de refuser une grossesse dont elles ne veulent pas. Pas parce qu’elles sont en « détresse », comme énoncé par l’assemblée de mâles sexagénaires, mais par choix, tout simplement. Le nombre d’avortements a légèrement augmenté depuis 20 ans ? Tant mieux pour les femmes qui ont pu faire ce choix. Selon G. Cresson, « on a parfois espéré que l’IVG disparaîtrait (ou presque) lorsque la contraception se développerait, or il n’en est rien : en France le nombre d’IVG est remarquablement stable, plus que le nombre de naissances qui fluctue quelque peu. » C’est le « résultat paradoxal de deux fluctuations fortes : le nombre de grossesses non prévues ne cesse de diminuer, mais on les accepte moins bien et ces grossesses imprévues se terminent davantage par une IVG. Même si l’IVG n’est pas à proprement parler une méthode de contraception, ces deux réalités doivent être pensées ensemble, car elles se complètent pour permettre la maîtrise de la fécondité ».

Quelle dédramatisation ?

L’IVG est donc un choix intime fait par les femmes, avec ou sans leur partenaire. Ce serait ridicule de vouloir le juger ; c’est même difficile de mettre des mots sur cette expérience. Comme le précise Olive, « [8] » Celles qui avortent ont en général senti leurs corps se modifier. De plus, prendre sa décision, les rendez-vous, et attendre les délais prévus par la loi, cela laisse le temps de cogiter. Sylvia, de la maison des femmes, explique ainsi le silence dont est entouré l’IVG : « On peut être super féministe, être clair dans sa tête que l’IVG est un droit, que c’est normal, que c’est une intervention minime, que c’est seulement quelques cellules, que c’est pas encore un être vivant, mais symboliquement, ça reste... On aurait pu mettre au monde un enfant et on avorte, émotionellement c’est pas facile. Si je veux être mère un jour, est-ce que j’aurai encore l’occasion, même si cette fois je ne l’ai pas choisi ?  ».Retour ligne automatique
Avorter c’est faire le choix d’expulser un fœtus, de faire une fausse couche volontaire. Or le fœtus est un organisme vivant [9]. Avec les progrès techniques (échographie, haptonomie, etc.), il « n’est plus, comme par le passé, un pur inconnu », rappelle L. Boltanski. C’est d’ailleurs en arguant du statut ambigu du fœtus que les médecins font valoir leur « clause de conscience ». Pourtant, derrière cette position de principe, soit disant éthique, se cache une grande hypocrisie  :« Certains services, certains gynécologues rechignent à pratiquer des IVG. Or ces services pratiquent tous en France, l’eugénisme : chaque femme enceinte à droit à un bilan de dépistage de la trisomie 21. (...) Eliminer un embryon non désiré, dont on ne connaît pas le devenir est moralement reprouvé. Par contre (…) un couple qui désire poursuivre la grossesse quand l’enfant porté est trisomique est considéré comme irresponsable », s’indigne Claudie Helsens, médecin au service d’orthogénie de Seclin.

Du MLAC à aujourd’hui...

On pourrait également ici questionner notre société marchande et individualiste, qui appauvrit une part de plus en plus grande de la population, les femmes étant particulièrement touchées... L’IVG est donc une possibilité de recours indispensable, notamment en situation de précarité ou pour garder leur indépendance... Retour ligne automatique
Pour toutes ces raisons, les changements à porter sur l’IVG et la contraception sont indissociables des luttes pour changer la société, ses mœurs, son patriarcat, son sexisme, etc. Ainsi, le MLAC  [10], dans les années 1970, dont un des slogans affirmait « Contraception libre%

Notes

[1Luc Boltanski, La condition foetale, sociologie de l’engendrement et de l’avortement, Gallimard, 2004. C’est la première grande étude de sociologie réalisée, par un élève de P. Bourdieu, à l’aide d’une centaine d’enquêtes et 40 entretiens détaillés auprès de femmes ayant avorté.

[2Cf. Lexique. Olive ne s’exprime pas au nom du collectif.

[3Dans son service à Jeanne de Flandres (CHR de Lille), où 1200 IVG par aspiration sont réalisées chaque année, la dernière « complication » (une perforation de l’utérus, provoquant la stérilité) remonte à plus de 2-3 ans.

[4N.Bajos, M. Ferrand. De la contraception à l’avortement, sociologie des grossesses non-prévues. INSERM, 2002.

[5L’orthogénie désigne tout ce qui a trait au contrôle des naissances : l’IVG comme les avortements « pour raison médicale »

[6Un peu facile... Toutes nos excuses, on a oublié de lui demander le taux de remplissage des fabuleux questionnaires.

[7Cf. dossier

[8la question de l’avortement est toujours mal abordée. Certains culpabilisent à fond les femmes pour les obliger à se torturer l’esprit même quand elles sont sûres d’elles. D’autres considèrent l’avortement presque comme quelque chose d’anodin, j’aime pas non plus les discours : « avortons, allez, c’est super ». Ou les slogans comme « Ah si Marie avait connu l’avortement, on n’aurait pas tous ces emmerdements »  : j’aime pas ça, ça banalise quelque chose qui n’est pas du tout banal. On élude le côté traumatique. On oublie que c’ est jamais facile. Même si c’est choisi et assumé, le corps endure et l’esprit aussi. Et ça peut faire culpabiliser une femme qui hésiterait ou qui considérerait que le fœtus qui est dans son ventre est déjà son enfant. Ces deux discours font violence, ils nient le ressenti, la parole des femmes.

[9Le foetus est un sujet délicat qu’il serait vain d’aborder en trois lignes. La condition foetale est très bien décrite dans les 400 pages du livre de Boltanski !

[10(voir Lexique / Citations tirées du livre du MLAC-Rouen Centre, « Vivre autrement dès maintenant », FM/Petite collection Maspero, 1975.)