Auchan ou la vraie vie

auchanIl y a quelques mois, Fadila, caissière à Auchan City Tourcoing, fait une fausse couche sur son poste de travail. Scandaleuse, l’affaire défraie la chronique. Mais, loin d’être isolée, cette histoire est révélatrice d’un management particulièrement féroce pour faire marcher droit les salarié.es et les exploiter jusqu’à épuisement.
 
Les faits remontent au 21 novembre 2016. Prise de fortes douleurs abdominales, Fadila, enceinte, demande à ses supérieurs l’autorisation de prendre une pause. Refus de la hiérarchie. Résistant à la douleur, la salariée tient, mais finit par se lever pour aller aux toilettes. Elle découvre alors sa chaise ensanglantée. Le médecin lui apprend un peu plus tard qu’elle a fait une fausse couche. Bien que les affaires de violences au travail aient rarement les honneurs d’une couverture médiatique, celle-ci fait le tour des rédactions. Sans doute car, au-delà de la douleur de la salariée, c’est la vie d’un futur nourrisson qui est en jeu. De Marianne à Médiapart, en passant par les Inrocks ou la Voix du Nord : toute la presse s’empare de l’histoire pour montrer le visage inhumain de l’employeur.
 
Plus que la seule situation de Fadila, cette histoire révèle une situation locale alarmante. Dans ce magasin, les militants de l’union locale CGT Tourcoing ont traité pas moins d’une trentaine de cas de harcèlement en quatre ans. En cause, les managers qui semblent manier avec brio l’art du harcèlement moral contre ces salarié.es.
 
De bien gros poissons dans une petite mare
 
Le magasin Auchan City Tourcoing ouvre ses portes en 2011. Il embauche alors près de 120 personnes. Mais les chiffres ne sont pas à la hauteur des espérances de la direction et les effectifs vite revus à la baisse. Aux salarié.es de gérer les mauvais résultats économiques. À cause du sous-effectif, les erreurs augmentent. En guise de sanction, les salarié.es subissent des pressions managériales et se font quotidiennement insulter et humilier par leurs responsables. Un salarié raconte qu’il se fait régulièrement traiter de « macaque » et railler sur la taille de ses oreilles, pendant que le travail d’un autre est qualifié de « travail d’arabe »1. Ces injures, au choix racistes ou homophobes, sont d’autant plus violentes que la hiérarchie reflète une division racialisée du travail : un encadrement majoritairement blanc, pour des salarié.es majoritairement d’origine arabe.
 
Saisi par la section syndicale, le CHSCT ne reconnaît pas le caractère raciste de ces invectives. La politique anti-syndicale de la boîte tourne à plein régime : alors que la CGT se fait diaboliser, les autres syndicats, (la CFTC pour ne pas les citer) font les affaires du patron tout aussi bien. Et tiens, dans ce comité siège Alison Vandenbergh, qui n’est autre que l’épouse d’un certain... Fabien Mulliez.
 
Tout semble bien huilé mais, sorti de ce cadre familier, l’ancien directeur de magasin se fait plus arrangeant. Convoqué au commissariat, ce dernier reconnaît avoir laissé passer des propos racistes sans les avoir sanctionnés.
 
Face à de telles pratiques et aux scandales qu’elles suscitent, les équipes de direction se renouvellent très fréquemment. Les uns sont mutés, d’autres sont virés. La culture d’entreprise, elle, perdure par-delà la fin du contrat de travail. Deux ancien.nes chef.fes d’équipe mis à la porte ont ainsi ouvert un troquet qui s’annonce comme une prolongation du supermarché. Avec ses grandes baies vitrées donnant directement sur les caisses, le City Bar a des allures de poste d’observation. Le vice du « Auchan way of life » est sans limite.
 
L’envolée du cadre maison
 
L’impunité dans laquelle l’encadrement opère a de quoi surprendre. Les plaintes tombent, la section syndicale s’active, mais rien ne bouge. Pour comprendre, il faut monter d’un cran dans l’organigramme et trouver le directeur des ressources humaines, Philippe Mauger. Homme du clan Mulliez, ce dernier fait ses armes dans les années 1990 au magasin d’Englos comme chef de caisse, puis chef de secteur caisse, et enfin responsable RH. En 2009, promotion : il passe DRH du premier Auchan City situé à Tourcoing, mais aussi des Halles d’Auchan, autre concept de magasin, soit huit magasins et environ 900 salarié.es réparti.es entre la région parisienne et le Nord.Son arrivée aux Halles d’Auchan est fracassante : Mauger dicte sa loi et resserre son pouvoir. Cet objectif est facilité par la nomination de Jean-Luc Hervo, directeur général de la société exploitant les Halles d’Auchan, Safipar. Ancien directeur de magasin, il s’illustre en 2004 pour avoir tenté de licencier des salarié.es ayant manifesté contre la réforme de la sécurité sociale. À la suite d’une plainte de la CGT, Jean-Luc Hervo et la responsable RH du magasin sont reconnu.es coupables d’entrave à la liberté d’expression et condamné.es à payer des amendes (2 000 et 1 000 euros).
 
Mauger et Hervo en croisade
 
Hervo et Mauger font vite équipe. Deux mois après l’arrivée de Philippe Mauger, ils organisent le licenciement d’un responsable de magasin, Philippe Timbert. Avec ses vingt-trois ans d’ancienneté, rien ne justifiait un licenciement aussi sec. En revanche, tout porte à croire que c’est son homosexualité qui pose problème. Lors d’une rencontre informelle précédant son licenciement où il évoque la perversité du système d’Auchan, le responsable national du groupe lui demande si « avec ce qu’on vient d’apprendre sur toi, ce ne serait pas plutôt toi le pervers ? » Le procédé utilisé est machiavélique : Mauger et Hervo exercent des pressions pour obtenir de la part des autres cadres de faux témoignages contre Philippe Timbert. Une large part s’exécute en obtenant en contrepartie l’assurance de leur emploi. Quant à ceux qui quittent l’entreprise, ils sont aussi priés de ne pas ébruiter l’affaire en signant des engagements de confidentialité.
 
Philippe Timbert licencié, les deux compères continuent leur croisade. Après la lutte contre l’homosexualité, ces derniers s’attaquent à un directeur commercial portant un nom arabe, puis encore un autre dont le magasin ne dégage pas de marge. Avec les cadres comme avec les employé.es d’Auchan City Tourcoing, la technique est rodée : le harcèlement permet de pousser vers la sortie les personnes ciblées. À bout de nerfs, cassées, elles sont peu nombreuses à vouloir porter plainte ou rendre public leur cas.
 
Tous à l’abri
 
En procès contre Auchan, Philippe Timbert témoigne de ses difficultés à mener le combat : « Alors que l’affaire date de 2011, le groupe a affirmé ne pas avoir eu le temps de fournir les pièces nécessaires au procès en temps et en heure. » Lors du premier passage aux prud’hommes, le magasin fournit les pièces seulement dix jours avant le procès, ce qui est illégal. D’autres affaires suivent également, mais leur visibilité est faible puisque les procès prud’homaux mettent en cause la société Sofipar, sous-traitante d’Auchan.Le clan se protège, quitte à laisser nuire des forcenés du harcèlement moral. Majoritairement détenu par une association familiale, le groupe travaille à ne pas laisser sortir les bijoux du cercle Mulliez. La politique des ressources humaines est elle aussi « familiale » et affinitaire. Choisis dans un cercle restreint, les dirigeants se connaissent très bien. Le tutoiement est de rigueur entre « collaborateurs » qui sont invités à se sentir membres de la tribu. Tout est fait pour laver le linge sale en famille2.
 
La télé-réalité en vrai
 
Mais quand c’est trop gros, ça déborde. Si Mauger est toujours en place, l’affaire de Fadila a peut-être eu comme effet de le remettre au pas. Ainsi quand, en février, LeParisien relate le décès d’un chauffeur de camion travaillant pour une entreprise sous-traitante des Halles d’Auchan, Mauger est la seule personne interrogée. Il est présenté comme choqué, bouleversé, peinant à « glisse[r] entre deux sanglots » : « C’est bouleversant ! C’est horrible ! »
 
Les salarié.es d’Auchan ont dû apprécier de voir que leur bourreau avait un cœur, un vrai.
 
Aude, Momo, Mutines
 
1. Le Bondy Blog rend bien compte de la violences des chefs : « À Tourcoing, humiliations, racisme et harcèlement : la vie, la vraie d'employés d’Auchan City », Leïla Khouiel, 30 décembre 2016, bondyblog.fr.
2. Lire à ce sujet les travaux de l’économiste Benoît Boussemart.