L'Hôpital-entreprise, la santé à l'agonie

misere2La néolibéralisation du secteur sanitaire n'est pas un vain mot1 : privatisation progressive de l'assurance maladie, transformation des centres hospitaliers en hôpitaux-entreprises, renforcement de la concurrence entre les hôpitaux publics et les cliniques privées. Le malade n'est plus patient, il devient client. Ce capitalisme sanitaire contraint également les professionnel.les de santé à devenir comptables. En enquêtant auprès de ces professionnel.les, sur leurs conditions de travail et sur les évolutions marchandes de leurs métiers respectifs, La Brique revient sur les effets des politiques de gauche et de droite depuis une vingtaine d'années.
 
 
En établissant la loi de finance de la sécurité sociale en 1995, le « plan Juppé » vise à contenir les déficits en fixant des objectifs de dépenses de santé, tout en augmentant les tarifs d’accès à l’hôpital. Comme le veut le credo libéral, « la concurrence, c’est la santé ». En diminuant les dotations budgétaires des hôpitaux publics et en organisant la concurrence avec les cliniques privées, ce gouvernement de droite met en crise les établissements de santé. Ils sont alors amenés à se réformer, à diminuer leurs dépenses et à batailler annuellement pour boucler leur budget.
 
Une industrialisation des hôpitaux
 
François2, chef de service d’un important hôpital public de la région, lance ce cri d’alarme : « ces dernières années, toutes les économies possibles ont déjà été faites, on a gratté tout ce qu’on pouvait dans tous les domaines, donc maintenant, on va rentrer dans le dur ! ». La santé façon Juppé marque le début d’une progressive industrialisation du secteur hospitalier : restructuration, mutualisation des coûts, mises sous tutelles d’hôpitaux, fermetures de services non rentables, non remplacement des départs à la retraite, réduction des effectifs, recours à des intérimaires, précarisation des métiers du soin, etc. En 2007, la création de la tarification à l’activité, plus connue des initié.es sous le doux nom aux allures technocratiques de « T2A », parachève la transformation de nos Centres Hospitaliers Régionaux et autres Centres Hospitaliers Universitaires en véritables usines à soins. Le changement est brutal. Jusque-là, le budget des hôpitaux est une dotation annuelle négociée avec les pouvoirs publics, comblée par l’État en cas de dépassement budgétaire.
Désormais, la réforme de la T2A fixe un prix standardisé3 sur les actes réalisés par les soignant.es, correspondant au montant de la prise en charge par la sécurité sociale. Par exemple, si les agences régionales de santé4 fixent le prix d’une appendicectomie à 450€, l’assurance maladie prendra en charge ce montant. En cas de dépassement, le restant dû sera pris en charge par l’hôpital lui-même, ou, plus souvent, par le patient ou sa mutuelle le cas échéant. Recette classique : efficience, réduction budgétaire et… inégalités sociales. Le droit d’être soigné passe donc par la possibilité financière d’avoir une mutuelle, voire une sur-mutuelle, pour couvrir ce que la complémentaire classique ne couvre pas. Un droit qui se paye, c’est quoi ? On appelle ça le privilège du riche.
 
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Des marchands d’actes
 
Ce prix standardisé oblige les hôpitaux à réduire les coûts, à diminuer le personnel médical ou plus simplement à mettre sous pression les soignant.es. Leurs cadences sont de plus de plus en plus soutenues pour tenir la comparaison face aux cliniques privées. Les chefs de service se transforment en marchands d’actes. En effet, dans la mesure où les tarifs de la sécurité sociale n’augmentent pas, le chef de service est alors un Frankenstein mi-soignant mi-chef d’entreprise évaluant les actes rentables et ceux qui ne le sont pas, François indique que « tous les actes sont chronométrés. [...] Il faut choisir des actes rapides, rentables, permettant de faire davantage de séjours. [...] Ceux qui marchent bien, on en fait un maximum, et ceux qui marchent pas bien, on va en faire le moins possible ».
L’obsession chiffrée des pouvoirs publics oblige les chefs de service à des stratégies pernicieuses. Dixit François : « On meurt beaucoup à l’hôpital. Donc pour faire baisser les stats’, je ferme le bloc le samedi soir ». C’est que mourir à l’hôpital, ça coûte cher. Quand les patient.es ne sont pas assuré.es, les coûts supplémentaires incombent à l’hôpital public, qui, au contraire des cliniques privées, ne choisit pas ses malades. On le comprend, respect d’Hippocrate et tambouille néolibérale ne font pas bon ménage : « Il est évident qu’un Roumain écrasé par un 4x4 va sûrement commencer à la clinique, mais il ne finira pas à la clinique. Ce qui va coûter très cher, c’est la fin. C’est-à-dire la réanimation… le mec qui va claquer on le réanimera trois fois ».
La malice de la T2A ne s’arrête pas là. Chaque hôpital et clinique privée dispose d’un logiciel de comptabilité permettant d’entrer les différents actes réalisés. L’acte le plus cher est remboursé à 100 %, le second à 50 %, tandis que les suivants ne sont pas pris en charge. Si un médecin réalise et enregistre l’ensemble de ses actes en une seule fois, une partie n’est simplement pas remboursée. Pour François, c’est un « système plein de perversité potentielle ». Ce sont surtout les cliniques privées qui se gavent pour soigner leur budget, elles saucissonnent les soins aux dépens du patient, de sa prise en charge et de son bien-être. Enfin, il est courant que les cliniques privées réalisent quatre actes sur quatre jours différents pour être certaines d’un remboursement complet. Les cliniques privées poussent le vice encore plus loin, elles « ne comptabilisent que les dépenses remboursées, et non les dépassements pris en charge par les patients » nous dit François. Cette comptabilité faussée permet aux cliniques privées de vanter un coût moyen par patient tout à leur avantage. Les politiques et les médias peuvent bien se gargariser sur l’efficience prétendue5 du privé, érigé en modèle à suivre par les hôpitaux publics, la rentabilité à tout prix se fait sur le dos des malades et des professionnel.les. C’est qu’il faut bien nourrir les actionnaires !
 
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Le soin à la chaîne
 
Un bon exemple de la prise d’assaut du grand capital sur la santé ? En 2015, la société Hôpital privé métropole, regroupant neuf cliniques de la métropole lilloise, a été rachetée pour 164 millions d’euros6 par le groupe Ramsay Générale de Santé. Ce premier groupe de cliniques et d’hôpitaux privés en France7 est aujourd’hui en position de monopole sur la métropole. Les petites combines des cliniques privées pour faire des bénéfices sur le dos des patient.es interrogent : salaires de misère, sous-effectif chronique, heures supplémentaires peu rémunérées, recours à des intérimaires, recrutement de jeunes diplômé.es sans expérience, travail à la chaîne, dépassements d’honoraires à foison, etc. À SOS Mains, une des cliniques privées tout juste rachetée par Ramsay, les pratiques sont douteuses. Julie est infirmière, elle y a travaillé deux années. Elle décrit son job façon travail à l’usine. La clinique tourne alors avec onze infirmières en CDI et cinq en intérim. L’ensemble des patient.es sont convoqué.es à 7 heures, chaque infirmière s’occupe de quatre patient.es par tranche de quinze minutes. Les patient.es passent en moyenne dix minutes au bloc opératoire, tandis que chaque chirurgien.ne (ou son interne sans supervision) peut opérer jusqu’à quarante personnes de 9 heures à midi. Les opérations représentent un minimum de 200 euros de dépassements d’honoraires pour les patient.es, jusqu’à 5000 pour certaines opérations mammaires.
 
Les chefs d’établissements optimisent donc à fond de cale en réduisant au maximum la durée passée par les infirmières avec chaque patient.es : « entre cinq et dix minutes, mais après t’en as vingt à t’occuper. [...] En gros, tu les vois trois à cinq minutes avant leur rentrée, trente secondes à leur retour du bloc, et de deux à trois minutes pour leur expliquer leur sortie ». Julie poursuit : « Depuis mon passage à SOS Mains, j'ai compris ce que c'est de travailler à la chaîne ».
Cette pression constante sur les infirmières a des effets concrets sur les patient.es, allant jusqu'à de la maltraitance dans certains cas. Alors que Julie critique la sortie prématurée d'une personne en difficulté (comprendre, sans le sou), la direction lui répond : « Julie, si vous avez trop de morale, faut arrêter ». Et de poursuivre : « Faire du chiffre, c'est bien, mais tu bosses sur des gens. Après, tes moyens d'actions sont limités. Tu vas en parler à ton cadre, c'est ce que j'ai fait. Ils m'ont dit, on comprend. Donc t'en parles à ta cadre supérieure, qui te dit que la porte, c'est là-bas, si t'es pas contente, tu t'en vas. Et après, tu te mets en grève ? Mais qui va bosser à ta place ? […] Et nous, en grève, on est obligées d'aller travailler, pas payées. Trois jours de grève, c'est 200 euros de moins. Donc obligées d'aller bosser, même malade. Moi j'ai été bosser avec une entorse. Alors que c’est un accident de travail. Sinon je vais perdre 200-300 euros ».
L’industrialisation de la santé a aussi des effets sur les soignant.es. Les infirmières évoquent leur mal-être au travail, ayant l’impression, comme Delphine, intérimaire depuis plusieurs années, « de s’être fait avoir. [...] Ils en sont arrivés à me dégoûter de ce métier-là alors que je l’adore. Si c’était à refaire, je le referai. Et aujourd’hui, je me retrouve dans un système que je cautionne pas, et moralement, c’est pas possible. Il faut prendre une décision, et j’en peux plus. Ça fait quatre ans que je bosse, et j’en peux plus ».
D’autant plus que, dans le milieu, le salaire ne suit pas. À SOS Mains, le salaire de base est de 1416 euros nets, auquel s’ajoute une technique managériale plus connue dans les entreprises qu’à l’hôpital : la prime d’intéressement aux bénéfices pour les professionnel.les. Elle peut aller de 300 à 1000 euros par an. Pour Delphine, c’est un moyen de faire accepter la logique néolibérale aux soignant.es. C’est dire « on est à fond dans la rentabilité, mais vous aussi vous en profitez, pensez à votre prime ». Certains soignant.es vont jusqu’à regarder les cours de la bourse entre deux soins pour dire « on gagne de l’argent » nous dit Julie. Ou comment faire des soignant.es des VRP de la santé intéressé.es à la rentabilité de leur propre « boîte ».
 
Un client pas vraiment roi
 
Le soin passé à la moulinette du privé inspire les pouvoirs publics, qui rêvent de sa généralisation aux hôpitaux publics, malgré ses effets pervers bien connus. Ce système renforce les inégalités sociales, puisqu’il crée une distinction entre riches malades ayant les moyens de payer une complémentaire santé et nécessiteux se privant de soins de peur de voir la facture grimper. Les plus pauvres, les SDF et les sans-papiers, sont considéré.es comme des malades de seconde zone, puisque insolvables.
Le travail à la chaîne augmente également les risques pour les patient.es. Ainsi, Julie a parfois « l’impression de maltraiter les gens », parce que, dit-elle, « il y a trop de patients qui arrivent en même temps. J’ai vu un patient arriver à 7 heures, il est passé à 17 heures au bloc sans manger ». C’est le toyotisme8 à la sauce hospitalière. Tout est organisé selon la logique du flux tendu qui suppose d’organiser à la chaîne l’opération des patient.es, et d’optimiser leurs heures d’entrée et de sortie de l’hôpital. Julie nous explique que l’anesthésiste a l’habitude de noter l’heure de départ estimée du patient au moment où il l’endort, juste avant son opération. L’objectif est de libérer au plus vite la chambre. Le problème, c’est qu’au départ prévu du patient, « l’anesthésiste n’est plus là. Il a endormi le patient à 17 heures et il [l’anesthésiste] est chez lui depuis 17h30 ». Et s’il y a un souci, c’est l’infirmière qui doit prendre la décision de garder le patient à l’hôpital, malgré la consigne de l’anesthésiste, puisque même le chirurgien a rangé sa blouse au placard.
De plus, face à la réduction des personnels, les patient.es encourent de gros risques en cas de problème. Il arrive ainsi qu’une infirmière se retrouve seule à 21h30 avec le médecin urgentiste, dont le travail n’est pas d’effectuer le suivi des patient.es, mais, comme son titre l’indique, de s’occuper des urgences médicales. Les infirmières sont ainsi amenées à être « constamment en dépassement de compétences. Légalement, elles ne seraient pas couvertes » nous dit Julie, qui parle d’« infirmières tampons ». Elles font le travail des médecins, quand les aides soignant.es font le boulot des infirmières : pansements des escarres, changements de perfusion, etc. « L’hôpital est toujours à la limite légale » conclut-elle.
Au moment où la précarisation du travail des professionnel.les et les risques pesant sur les patient.es n’ont jamais été aussi prégnants, on ne peut que féliciter la ministre de la santé d’avoir si brillamment rebouché le « trou de la sécu »9.
Merci Marisol Touraine !
 
Brubru, Panda Bear
 
1. Pour en savoir plus, lire l'interview de Frédéric Pierru dans ce même numéro.
2. Les prénoms des enquêté.es ont été changés.
3. Ce « prix standardisé » est calculé selon une logique de parangonnage, soit une moyenne du coût d'un acte médical donné entre plusieurs établissements publics et privés.
4. Sorte de préfecture sanitaire.
5. La prise en charge est deux fois plus chère à l'hôpital qu'à la clinique selon l'ATIH, Anne Bayle-Iniguez, Le Quotidien du Médecin, 21 juillet 2014.
6. « La Générale de santé rachète neuf cliniques de la métropole lilloise », La Voix du Nord, 19 juin 2015.
7. Le groupe réunit 124 établissements et centres, plus de 22 000 salariés et 6000 médecins libéraux.
8. Appelée aussi « néo-taylorisme », le toyotisme fait directement référence au modèle productif de l'entreprise automobile japonaise Toyota inventé par Taiichi Ono.
9. « En 2017, le trou de la sécu aura disparu », assure Marisol Touraine, Le Figaro, 27 septembre 2016.