S'il suffisait de parler...

parlerSandrine Rousseau, maîtresse de conférences en économie à Lille 1, a quitté cet automne son poste de secrétaire nationale adjointe d’Europe Écologie - Les Verts pour se consacrer à la lutte contre les violences sexuelles. Dans la foulée de son ouvrage éponyme, elle lance l’association "Parler". On a voulu questionner la portée politique et collective du projet... le résultat est mitigé.

En mai 2016, Sandrine Rousseau, tête de liste Europe Écologie - Les Verts (EELV) aux dernières élections régionales, a le courage de dénoncer une situation de harcèlement et des agressions sexuelles commises à son encontre entre 1998 et 2005 par le député de la 10e circonscription de Paris, Denis Baupin. Sept autres militantes d’EELV se joignent à la plainte. L’affaire Baupin est classée sans suite en mars 2017, pour prescription, même si le parquet de Paris a relevé que certains faits étaient susceptibles d'être "qualifiés pénalement". De ce parcours de la combattante face aux instances politiques, policières et judiciaires, elle a tiré un livre, Parler, publié cet automne, et une association du même nom, dont les statuts ont été déposés en juillet dernier.

Le parcours de Sandrine Rousseau reflète la situation d’inégalité dans laquelle évoluent les femmes, où les deux seuls choix possibles en cas de violences subies sont : fermer sa gueule, ou s’exposer et en subir les conséquences. Une absence de solidarité d’autant plus révoltante chez EELV qui a affiché très tôt dans son histoire des revendications égalitaires, et désigné des femmes comme tête de liste ou cheffe de parti. Bouc émissaire d’un parti qui n’a pas su regarder ses contradictions en face, elle a subi, après son dépôt de plainte public, un orage médiatique qui lui a fait perdre une bonne partie de ses allié.es politiques, et qui ne s’est pas encore apaisé.

Juste après l’affaire, elle décrit d’ailleurs le congrès d'EELV en ces termes : « Ce qui se joue dans les couloirs se joue entre hommes. Pas une femme dans les petits groupes de négociations informels. [...] La direction est renouvelée : tous les postes régaliens, tous les postes définis par les statuts, sont donnés à des hommes. C'est la première fois que ça arrive dans toute l'histoire de l'écologie politique. Un mois, un seul, après nos révélations » (p. 72). Face à la déloyauté de ses camarades, à la non-prise en compte des violences par la justice, l’enjeu est à trouver ailleurs. C’est ce qui est à l’origine de son ouvrage et de son association. Quelques jours après la publication de son témoignage, fin septembre 2017, Sandrine Rousseau annonce en effet qu'elle quitte son poste de secrétaire nationale adjointe d’EELV pour se consacrer à la lutte contre les violences faites aux femmes.

Disons-le tout net, on ne part pas du même ancrage : le discours de Sandrine Rousseau est réformiste et s’inscrit pleinement dans la continuité d’un système que l’on rejette. Questionner son projet associatif nous a imposé de marcher sur des œufs, tant les violences sexistes et sexuelles constituent un sujet brûlant. On assume de ne pas partir dans une forme de croisade a priori contre une personne dont nous ne partageons pas la vision politique. Ça n'empêche pas la distance critique. Parce que Sandrine Rousseau reste victime de l’oppression patriarcale et de la chasse aux sorcières provoquée par ses prises de position dénonciatrices.

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Des choses à pas dire ?

Quand elle nous reçoit, son accueil est chaleureux, malgré une nervosité palpable. Tout au long de l'entretien, elle échange avec nous la gorge serrée. Elle veut faire passer un message : on viendra à bout des agressions sexuelles. Mais elle a l'air épuisée. Sans faux-semblants, elle décrit la lutte qu'elle mène à bras le corps, avec ferveur, depuis plusieurs années, d’abord au sein de son propre parti : « J'ai essayé d'alerter en interne afin que des mesures soient prises, sans trop de bruit, sans trop de conséquences. Pour que ça cesse surtout ! Échec... » (p. 66). Mené entre détermination et naïveté, ce combat de l'intérieur traduit une occultation majeure : les institutions ne peuvent rien refléter d'autre que la société patriarcale dont elles sont les garantes. Dans le même ordre d’idée, durant tout l’entretien, la sensation d’être face à une femme que le traumatisme et l’absence de soutien ont rendu perméable à un féminisme d'obligation morale ne nous quitte pas. En effet, certains passages de son livre laissent à penser qu’elle vit son engagement comme un dogme, assorti de culpabilité. Un féminisme d'injonction, qui ne laisse pas le choix, quitte à aller à l'encontre de son bien-être : « Une dissonance aussi concernant nos valeurs, celles que l'on pensait consolidées et inaltérables : je suis féministe donc je dois porter plainte. En même temps, je suis féministe, donc je dois faire de la politique dans un monde d'hommes. Je suis féministe donc je ne me plains pas. Mais, comme je suis féministe, je ne dois pas laisser passer ça. C'est parfois complexe d'être féministe. » (p. 95-96).

En tant que femme politique et personnalité publique, chacun de ses gestes et de ses paroles est scruté, et l’association profite de cette aura à double tranchant. Pour « ne pas faire peur » à certaines femmes, elle préfère ne mettre en avant ni le terme « féminisme », ni celui de « politique », qu’on a effectivement cherché en vain dans l’arborescence de son site. Bien qu'on se retrouve dans son témoignage, il nous semble essentiel d'inscrire le féminisme dans une perspective politique. Par exemple, nos questions sur la « culture du viol » ou sur la « double peine »1 la mettent mal à l’aise. Elle veut « toucher le maximum de personnes » et éviter les sujets qui fâchent. « Tous les hommes ne sont pas des agresseurs », insiste-t-elle quand on tente de lui démontrer le caractère systémique de la violence sexiste. Elle dit et écrit que « les hommes sont concernés parce qu'ils sont les pères, les frères, des amis, etc. » : en somme, des proches des victimes... qui constituent quand même, d’après les enquêtes les plus récentes, 91 % de leurs agresseurs potentiels2.

Le paradoxe s’élargit quand elle questionne, sans les condamner, les institutions. Censées être régulatrices et palliatives, elles sont souvent pourvoyeuses de davantage de violence, qu'il s'agisse du monde médical, de la police ou de la justice. Sandrine Rousseau fait un pas de côté et ne rentre pas dans le vif du sujet ; pourtant, tout au long de son témoignage la violence institutionnelle transparaît entre les lignes. Lorsqu'elle décrit l'accueil du capitaine de police par exemple3, ou quand elle évoque les délais légaux pour porter plainte.

Bien que critique à leur égard dans le livre, elle veut d’abord répondre à l'absence de solution proposée par les institutions dans le cadre des violences faites aux femmes en faisant "à leur place". En effet, le seul objectif clairement affiché de l'association semble être d’amener les femmes à porter plainte, et même de susciter une vague de plaintes. Selon ce discours, ce n’est pas le système en soi qui fait défaut, il s'agirait simplement d'un rouage à huiler pour le rendre fonctionnel. Bien sûr, c’est un enjeu fondamental que de se réapproprier la question du droit dans le cadre de la lutte féministe contre les violences sexistes. De nombreux collectifs posent la question : faire justice ou se faire justice... sans forcément mettre la plainte et le parcours judiciaire au centre du processus. Loin de questionner la reproduction normative portée par une justice de classe, Sandrine Rousseau porte ici un discours légaliste, sans que la question du choix des femmes ne soit clairement posée.

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Quels mots sur les maux des autres ?

En termes de communication, le processus nous interroge d’emblée : un livre proposé comme un témoignage intime, et non comme un ouvrage politique, devient l’antichambre d’une action collective. Après un tour sur le site de l’association Parler, dotée également d’une page Facebook qui semble administrée par la seule Sandrine Rousseau, on s’attend à une machine de guerre : elle se présente comme un dispositif d’écoute qui oriente les victimes (via une simple adresse mail), accompagne les dépôts de plainte au commissariat et crée des « moments d’échange », proposés par un réseau national composé de bénévoles qui ont, elles aussi, vécu des violences sexuelles. Sur chaque page du site, un bandeau promotionnel nous renvoie vers un lien qui permet d’acheter le livre, et fait figurer la mention du soutien des éditions Flammarion et du mensuel Causette4.

En creusant un peu via quelques questions simples, il s’avère que le dispositif, censé être actif en janvier 2018 dans plusieurs grandes villes de France, n’est ni structuré, ni opérant. À demi-mot, Sandrine Rousseau finit par nous avouer qu’elle pense devoir repousser sa mise en route au printemps 2018... Les réseaux de bénévoles, les locaux d’accueil, les contacts ne sont pas encore établis. Des rendez-vous dont le contenu reste mystérieux figurent pourtant sur le site internet, et les messages affluent déjà sur la boîte mail et la page Facebook.

Alors, comment c’est censé se passer, concrètement ? Sandrine Rousseau a pointé l’une des premières difficultés que rencontrent les femmes victimes de violences : celle de la peur inhérente à la prise de parole. Sa rencontre avec d'autres victimes de Denis Baupin a été déterminante : cela les a aidées à sortir de l'isolement, les a poussées à l'action collective, et convaincues d'aller porter plainte ensemble. La fondatrice de l'association imagine donc un soutien aux victimes par des « accueillantes ». La mission d'une accueillante serait d'accompagner physiquement une personne au poste de police pour porter plainte, par exemple. Pour tenir ce rôle, il faut être majeure, avoir dépassé le trauma d'une agression sexuelle, et... voilà ?! Mais retrouver une « vie normale » après une agression sexuelle, cela rend-il une femme experte dans le domaine de l'accompagnement ? Pour Sandrine Rousseau, la rencontre d'autres victimes a été salutaire, soit. Mais de quelles femmes parle-t-on ? De femmes qui lui sont « semblables », l'auteure parle elle-même de « portrait-robot » : « des femmes souvent provinciales, ambitieuses, remarquées mais en situation de fragilité » (p. 27). Elles sont de formation politique proche, avec une sensibilisation aux thématiques féministes pré-existante, une certaine lucidité sur l'action en justice, des moyens pour le faire, un certain recul sur la société, etc. Sans doute « qu'être victime » les a rapprochées, mais croire que l'essentiel est là nous a paru tout à fait naïf. Croire que constituer une association dont les bénévoles ne seront expertes.... que de leur propre agression sera suffisant pour 1) générer un élan de solidarité et 2) susciter un désir d'action collective dans le cadre légal nous a même semblé dangereux.

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Pour l’instant, ce qui fonctionne à l’association (outre le lien Paypal), c’est donc l’appel aux témoignages des victimes via une adresse e-mail. Et encore, une boîte mail dont la gestion n'est assurée que par Sandrine Rousseau elle-même, qui y consacre plus de trois heures par jour avant ou après sa journée de travail... Embêtée, elle nous explique qu'elle ne peut déléguer personne pour répondre car les gens s'adressent à elle personnellement... On l'imagine regardant ces centaines de messages au saut du lit, une tasse de café brûlant à la main. Ça prend au bide, l'angoisse que ça doit représenter pour elle, et le poids que ça lui met sur les épaules. Ne faudrait-il pas mieux ne rien faire – ou faire avec les autres – que (se) faire mal ?

Briser l'omerta n'est pas suffisant

Du coup, une autre question légitime se pose, celle de la responsabilité et de la mise en danger. Les missions d’écoute et d’accompagnement existent déjà dans la plupart des grandes villes de France (et non, on ne dit pas que c’est suffisant !) et sont assurées à Lille par l’Échappée par exemple. Ces temps d’écoute sont assurés par des professionnel.les formé.es qui, via des pratiques transversales issues de la psychologie, de la sociologie et de l’expérience militante, permettent une libération de la parole dans un contexte protégé pour la personne victime aussi bien que pour les écoutantes elles-mêmes. Cette distance de protection ne semble pas avoir été envisagée par Sandrine Rousseau, qui parle au contraire d’un rapport de hiérarchie qui s’instaurerait, dans les structures « classiques », entre la victime et l’écoutante, et freinerait la démarche même de la prise de parole... À l’opposé d’une telle structuration, elle dit vouloir s’inspirer du fonctionnement des Alcooliques Anonymes et ne faire se rencontrer que « des personnes concernées » dans ce qui prendrait la forme « d’un réseau de copines ». O.K., mais entre les difficultés liées à une addiction individuelle et celles qui sont induites par un rapport de domination structurelle qui écrase la moitié de la population mondiale... différentes causes ne produisent pas, selon nous, les mêmes besoins. « La grande famille des femmes » n’existe que sur le papier, et n’est pas exempte d’une multitude d’autres rapports de domination (de race, de classe notamment) qu’il faut, dans le cadre d’un accompagnement des femmes victimes, considérer dans une perspective intersectionnelle. Sinon, comment assurer un discours stable auprès d’une diversité de personnes accueillies ? Et comment garantir que la qualité de l'accueil sera partout la même ?

Face au flou et aux interrogations qu'avaient suscitées chez nous certaines réponses de Sandrine Rousseau, nous avons souhaité la solliciter de nouveau. Quelques jours après notre rencontre, nous lui adressions un mail, toujours sur le même ton de dialogue, pour creuser ce qui nous apparaissait comme des hiatus ou des insuffisances dans la mise en place de son projet. Sur la défensive, elle n'a pas répondu directement à nos questions et nous avons décidé de ne pas la relancer. Tout en comprenant l’origine de sa démarche et son besoin de faire face, on reste prudentes, en attente des premières actions publiques de l’association. Si le projet évolue vers une plate-forme de mise en lien avec différentes instances, sans imposer aux victimes d’objectifs ni de modes d’action, après tout, pourquoi pas ? En attendant, on continue de vous conseiller deux associations, ô combien nécessaires, et qui sont loin de bénéficier de la même visibilité que Parler : il s'agit de L’Échappée, 06 30 89 27 33, en région Hauts-de-France, et au niveau national du numéro vert 0 800 05 95 95, SOS Viols Femmes Information.

 L.C, Rolande

  1. En plus d’avoir subi l’agression, les victimes d’agression sexuelle subissent, en osant sortir du silence, le jugement et souvent l’isolement social. Les plaintes pour un délit ou un crime sexiste et sexuel sont les seules où l'on demande à la victime de prouver le préjudice subi...
  2. Enquête VIRAGE, INED, 2016. Dans le cadre des violences et agressions sexuelles, 91% des agresseurs sont connus des victimes (conjoints, ex-conjoints, amis, membre de la famille ou connaissances).
  3. Concernant spécifiquement la violence de l'accueil policier, voir chapitre 12 "L'insupportable".
  4. Soutien financier ? Structurel ? Uniquement relais de communication ? Sandrine Rousseau n'a pas répondu à nos questions.

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